Minot Gormezano

Les séjours du corps

par Colette Garraud

 

La nature est un temple

La fin du XVIIIe siècle a vu l’avènement d’une sensibilité nouvelle à la haute montagne et la mutation des « pays affreux » des anciens récits de voyages en « paysages ». Il est désormais courant d’associer cette évolution au renouveau, à travers Burke et Kant, de la catégorie antique du « sublime », soit à ce « plaisir mêlé d’effroi » que nous pouvons ressentir « à l’aspect d’une chaîne de montagne dont les sommets enneigés s’élèvent au-dessus des nuages ». Si, dans l’histoire de la peinture de paysage, la montagne appartient à la « typologie du sublime », Alain Roger relève cependant, dès la deuxième moitié du XIXe, une « faillite » de la peinture dans ce domaine, au profit d’une photographie dont la séduction tient paradoxalement à son objectivité documentaire et à son absence de prétention artistique. Plus tard encore, Ansel Adams, dont on a déjà souligné l’importance pour Minot et Gormezano, n’est pas étranger à cette relation à la fois athlétique et scientifique à la haute montagne : l’attestent ses liens étroits avec le High Sierra Club, et sa fréquentation de savants explorateurs topographes et géologues. Cependant, certaines de ses images perturbent délibérément la compréhension objective du paysage et vont dans le sens d’une abstraction déroutante. C’est le cas par exemple des photos de reflets, tel l’extraordinaire effet de miroir de Wanda Lake near Muir Pass (1933).

Il est difficile de ne pas s’en souvenir devant certaines vues de la série Terres de Ciel, où le reflet joue également un rôle essentiel, tout en notant que, là, le positionnement du corps, désormais immobile, sur l’axe de symétrie de l’image accentue encore ce caractère statique déjà sensible dans les compositions très élaborées des grands paysages de montagne, vides et silencieux, d’Ansel Adams. L’une des caractéristiques du travail du photographe américain, que relève plus particulièrement Gilbert Gormezano, est l’inversion des valeurs que nécessite parfois la saisie d’un paysage dans sa totalité : les neiges « noires » d’un premier plan, par exemple, dues à la longueur de la pose sans laquelle l’éclat cristallin d’une cime n’aurait pu être rendu. On notera qu’un étrange rapport de valeurs se manifeste pareillement avec les deux images himalayennes de L’Eau dans lesquelles l’alvéole creusée dans la congère pour abriter le corps semble se décoller du fond comme un relief.

 
La montagne signifie, dans l’œuvre de Minot et Gormezano, l’accès à l’ouvert, à la transparence, à la lumière, et l’arrachement définitif à la boue. Le corps si longtemps rampant, gisant, prostré, se redresse en s’aidant de deux bâtons fourchus, et s’avance sans but, car le but est le chemin lui-même. Il se déplie sur une plate-forme de pierres enneigée pendant la nuit, ou s’incline, au cœur d’une niche de pierres ou de neige, au premier plan de ce qui est désormais pleinement un paysage, si longtemps attendu, et devant lequel il s’efface finalement, dans l’ultime image des Terres de Ciel pour laisser place à deux blocs enduits de pigment blanc, bornes laissées par les artistes au plus haut de leur parcours himalayen, au-dessus des glaciers d’où va surgir le Gange.
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