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natures mortes

La nature morte est pour le peintre un exercice de virtuosité : il doit rendre par la précision du dessin, la finesse des couleurs et la transparence des glacis, l'illusion de la vérité. Il recherche donc les matières et les textures les plus subtiles ou les plus rares : un verre de Venise, un citron pelé, une huître fraîche, un pelage de lapin, une coupe d'argent ciselé ou une simple terre cuite. L'histoire de ce genre en photographie résume les rapports équivoques que les photographes entretiennent avec le modèle pictural, s'en inspirant et s'en détournant tour à tour, par le choix du vocabulaire iconographique et le jeu des techniques de prises de vue ou de tirages.

des stéréotypes picturaux...

Adolphe Bilordeaux : "Nature morte à la Vénus de Milo"
Charles Aubry : "Panier, chapeau, lys sur une table"Eugène Chauvigné : "Fleurs, fruits, n°3"
Le photographe qui prend des exemples dans le passé est limité par une technique qui, au XIXe siècle et pour une bonne partie du XXe siècle, ne restitue pas les couleurs, et rend les matières selon une gamme assez uniforme. Lorsqu'il dispose comme Bilordeaux, en une ambitieuse composition verticale, tous les poncifs du genre, coquillages, plumes de paon, épée damasquinée, on se situe plutôt dans le domaine de la référence historique voire du pastiche que dans celui de l'invention d'une esthétique proprement photographique. Certains thèmes aussi classiques que celui du gibier à plumes pendu par la patte, sont abordés avec une étonnante continuité des années 1850 (Braun ou Bolotte) jusqu'au XXe siècle, de Sougez à Mapplethorpe.
Les préoccupations commerciales, poussant Aubry ou Chauvigné à piéger la nature au plus près, font voir leurs œuvres sans prétentions comme les plus fidèles aux stéréotypes passés.
Arthur Bolotte : "Canard"Emmanuel Sougez : "Nature morte aux pigeons"
Il arrive même que des photographes, pourtant profondément ancrés dans l'esthétique du XXe siècle, fassent allusion à la tradition la plus ancienne en laissant apparaître leur signature au cœur même de la composition, que ce soit sous forme d'un papier punaisé pour Philippe Pottier ou d'un briquet gravé pour Man Ray.
Jean-Pierre Sudre : "Les poires pourries"Philippe Pottier : "Nature morte aux pommes" Man Ray : "Objets"
Le vocabulaire de la nature morte peut aussi être détourné pour répondre à une recherche esthétique : ainsi la démarche de Jean-Pierre Sudre photographiant un compotier de poires pourries relève autant d'une recherche plastique liées aux textures, moisissures et crépi, que du thème de la vanité, le temps détruisant la beauté des fruits.

... au langage photographique

Quand le photographe cherche à transposer un code ancien en langage photographique, il choisit des objets dont les lignes et le rendu sont exaltés par la bichromie et la matière du papier dont il varie les contrastes. Ainsi les noirs et blancs poussés de la composition de Boitouzet (1853) constituent-ils une proposition très convaincante. Héritière en cela du pictorialisme, Laure AlbinGuillot innove en tirant ses grandes natures mortes, non pas aux sels d'argent mais au charbon dont la texture profonde et veloutée évoque le fusain.
Jules Boitouzet : "Nature morte"
Laure Albin-Guillot : "Bibliophilie"Frantisek Drtikol : "Vanité"
Les natures mortes en négatif d'Henri Le Secq sont plus hardies encore : elles forment un ensemble original et sans équivalent avant les audaces des avant-gardes du XXe siècle. Le Secq choisit des poteries populaires aux dessins contrastés, deux harengs sur fond de papier peint géométrique aussi photogéniques dans leur forte simplicité que les objets industriels disposés dans les rayogrammes de Man Ray.
Henri Le Secq : "Pichet et pastèque, n°29"Man Ray : "Cuisine"
À l'instar du peintre Dunoyer de Segonzac organisant, sous l'objectif de Doisneau, les éléments de son prochain tableau, des photographes tels Sougez ou Sudek ne dérogent pas à la règle d'une composition préalable à la prise de vue. Si les objets tendent à se singulariser selon une épuration visuelle toute moderne, leur agencement dans l'espace et les effets de lumière exaltant, comme en peinture, les rendus de matières, n'en requièrent pas moins un traditionnel travail de préparation.
Sous l'influence du cubisme et du constructivisme, des photographes comme Florence Henri repoussent au contraire la nature morte aux confins de ses limites graphiques, les fruits représentés étant pour elle les prétextes formels à une recomposition géométrique et abstraite du réel.
Le surréalisme enfin, en la personne de Man Ray, apporte au genre une dimension d'étrangeté poétique : le poulet aux ondes rayographiques publié dans Electricité symbolise une liberté innovante canalisée ici à des fins publicitaires.
Robert Doisneau : "Dunoyer de Ségonzac" Emmanuel Sougez : "Trois litres"Florence Henri : "Pomme, poire et raisin"