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transfigurations

La photographie d'objet de la première moitié du XXe siècle est le lieu de nombreuses expériences de la part des avant-gardes cherchant, par des moyens propres au médium, à détourner les choses de leur sens commun, à en transcender les formes.
Que ce soit par de simples jeux de lumières, des prises de vue déformantes ou des manipulations de tirages, ils métamorphosent les objets en traces énigmatiques, en éléments abstraits et graphiques ou en langage poétique et repoussent la lisibilité du document photographique à ses dernières limites.

jeux de lumière

Raoul Hausmann : "Allemagne Rape à gruyère"Emmanuel Sougez : "Film négatif"Baron A. de Meyer : "Glass and Shadows"
Comme l'indique son étymologie, la photographie est une écriture de lumière et les photographes modernes en reviennent à ce fondement du procédé pour jouer sur le réel et le présenter sous un jour nouveau. Que ce soit à travers une râpe, un cannage de chaise pour Hausmann ou un film négatif pour Sougez, ils expérimentent tour à tour les jeux de lumière, les dessins d'ombres et les effets de transparences susceptibles de dérouter la perception univoque et circonscrite de l'objet.
Catalyseurs d'effets lumineux, les objets de verre tels bouteilles, verres ou bocaux sont à ce titre un thème de prédilection pour de nombreux photographes modernes, du Baron de Meyer à Emmanuel Sougez en passant par Pierre Boucher ou Willy Zielke.
Laure Albin-Guillot, André Steiner ou Philippe Pottier reprennent ces expériences formelles et avant tout esthétiques à des fins publicitaires, pour suggérer notamment la qualité évanescente des parfums.

l'objet métamorphosé

D'autres photographes métamorphosent les objets en intervenant sur la technique de prise de vue et les lois de l'optique.
Kertész, qui découvre le charme des distorsions du corps par l'eau des piscines et les miroirs déformants de Luna Park met au point un système équivalent pour obtenir par exemple l'image distordue d'un verre aux contours plus fluctuant que l'eau qu'il contient.
Inspirés par la pratique constructiviste du photomontage, Florence Henri ou Jaroslaw Rössler font de formes d'objets simples (roue de charrette, poignées de porte) des signes graphiques qu'ils recomposent de manière abstraite, par des jeux de miroir ou des superpositions de clichés.
Une autre liberté de prise de vue réside dans l'usage, répandu à partir de 1918, du photogramme. Le dadaïste Christian Schad réintroduit cette application élémentaire du principe photographique, déjà pratiquée au XIXe siècle, consistant à placer directement le (ou les) objet(s) sur du papier photosensible ensuite insolé.
Le résultat est la trace blanche de l'objet (partie du papier protégée) sur un fond noir (partie exposée). L'absence de tout objectif et le contact direct de l'objet avec le support de son image, le paradoxe de son ombre blanche et irréelle sur un fond sans profondeur donnent au photogramme une dimension d'étrangeté qui séduit les surréalistes au premier chef.

la technique du photogramme

Man Ray découvre par accident les possibilités formelles et poétiques de ce procédé qu'il appele "rayogramme", faisant allusion à la fois à son nom et à l'effet des rayons.
La référence à la radiographie, technique scientifique inspirant beaucoup les surréalistes est d'ailleurs sensible dans les effets recherchés par Man Ray. Dans Electricité, portfolio publicitaire de 1931 pour la Compagnie parisienne d'électricité, il fait paraître dix rayogrammes représentant les instruments ménagers modernes animés par le flux invisible de l'électricité. L'un de ces appareils, présenté sous le titre de Salle à manger, semble traversé de rayons X tant est rendue perceptible sa texture intérieure.
Ainsi, pour les avant-gardes, le photogramme est un nouveau langage de lumière susceptible de transpercer l'apparence des choses, d'en convoquer les fantômes, d'en réveiller le caractère merveilleux et énigmatique.

l'invention de formes nouvelles

Si cette aptitude à faire naître des images dévoyées et améliorées du réel valut à Man Ray le qualificatif d'"homme à la tête de lanterne magique" (André Breton, préface à La Photographie n'est pas l'art, 1937), les surréalistes – et les photographes d'avant-garde de manière plus globale – font preuve d'une grande inventivité, dans les mêmes desseins. Ils pratiquent ainsi toutes sortes de manipulations, hasardeuses ou calculées, sur les tirages, cherchant à conférer aux objets des dimensions nouvelles, sur-réelles.
Maurice Tabard, grand inventeur des formes, applique ainsi à une photographie de guitares le double procédé de la solarisation et de la surimpression. La première consiste à insoler, un court instant, un négatif ou un tirage en cours de développement pour en inverser les teintes (le blanc devient noir et inversement). La seconde s'obtient en prenant deux photographies sur un même négatif ou en superposant deux films au moment du tirage.

de nouveaux objets possibles

La photographie de Raoul Ubac, présentant des objets banals sous une forme proche du bas-relief, résume la démarche de ces photographes qui, par le mésusage du médium photographique confèrent à l'objet une dimension nouvelle. Selon sa technique de "fossilisation" (superposition solarisée d'un négatif et d'un positif), Ubac obtient l'image improbable de fossiles de couverts. Il l'intitule néanmoins Objets possibles, preuve qu'en partant d'une matière concrète (objets) et d'un médium objectif, le photographe reste libre d'inventer de nouveaux univers.