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vers l'accueil objets dans l'objectif

hors-champs / contre-champs

La photographie enregistre la réalité avec fidélité et précision. C'est pourquoi, dès l'origine, on eut recours à elle pour reproduire des œuvres ou des objets que l'on souhaitait garder en mémoire ou pouvoir rapprocher commodément grâce à la reproduction. Pour ce faire, le photographe centre autant que possible sa prise de vue mais ne peut pas toujours éliminer tout à fait le contexte. D'autant que des contraintes techniques, comme la nécessité de photographier en plein air, faute de lumière artificielle avant la fin du XIXe siècle, une optique insuffisante ou mal maîtrisée ne permettant pas des cadrages assez serrés, rendent la tâche plus difficile. Les ombres portées, les reflets involontaires, les interférences de toutes sortes ont alors peu d'importance, seul compte le fait que le sujet principal figure bien sur l'image. Notre vision est différente. Nous sommes accoutumés désormais à une telle perfection technique de l'image photographique que ces indices du protocole de prise de vue, ces maladresses, ces négligences, ces intrusions du hasard nous frappent au point de modifier complètement notre perception du sujet.

l'immixtion du contexte

 Gustave Le Gray : "Table de toilette de la duchesse de Parme"
Ainsi sommes-nous frappés par les reflets qui apparaissent dans les miroirs photographiés par Le Gray et d'Atget : un autoportrait du photographe s'immisçant dans la représentation d'un meuble précieux ou une réunion de fauteuils houssés de blanc accentuant la solitude du salon d'apparat dont on veut nous faire admirer la cheminée. Maniées par de grands auteurs, ces interférences donnent à la scène une dimension supplémentaire dont on peut croire qu'elle ne leur a pas échappé puisqu'on en trouve d'autres exemples aussi heureux dans leur œuvre.
Lorsque Durandelle ou Michelez, pourtant des professionnels chevronnés, laissent apparaître un chantier, un hall d'exposition et le dispositif de mise en place de leur sujet, c'est qu'ils ne peuvent faire autrement et c'est l'incongru rapprochement entre une toile peinte, un motif sculpté et les cordages, les planches, les échelles environnantes qui nous charment, comme une échappée visuelle que nous nous offrons à l'insu du photographe.
Louis Émile Durandelle : "Modèles de décor en plâtre sur le chantier de construction de l'Opéra de Paris"
Charles Michelez : "Salon de 1867. Palais des Champs-Élysées. Tableaux commandés ou acquis par le services des Beaux-Arts" Eugène Atget : "Ambassade d'Autriche, 57 rue de Varenne"
Quand, enfin, nous découvrons devant l'objectif d'un amateur anonyme la série de reproductions d'œuvres de Bouguereau, c'est le heurt entre les très classiques allégories et la médiocrité du contexte qui devient le sujet même de la photographie, oblitérant radicalement la documentation du peintre au profit de la fascination exercée par ces déesses calées par des pots de fleurs.
Photographie d'après des cartons préparatoires du peintre William Bouguereau
Photographie d'après des cartons préparatoires du peintre William BouguereauPhotographie d'après des cartons préparatoires du peintre William BouguereauPhotographie d'après des cartons préparatoires du peintre William Bouguereau

Interférences volontaires

Dans la photographie du XXe siècle, les effets de hors-champs et de contre-champs ne relèvent plus de l'accident technique.
L'existence d'objectifs autorisant les effets de loupe sur le sujet évite au photographe le malencontreux enregistrement d'un hors-champ indésirable. Si, par hasard, un plan latéral interfère inopinément sur le sujet saisi, les photographes modernes, par les techniques de recadrage, peuvent, s'ils le souhaitent, modifier le résultat final pour ne laisser voir que l'essentiel.
Pour les tenants de la photographie pure comme Weston ou Sougez qui font le choix d'utiliser une chambre et des négatifs de grand format, l'orchestration préalable des objets sur un fond neutre, en intérieur, évite toute forme de hasard et de collision de champs.
Le jeu sur les champs visuels sont donc, au XXe siècle, le résultat d'une volonté esthétique ou discursive de l'opérateur, que la collision des plans soit provoquée ou acceptée par lui comme un heureux hasard.
Par leur transparence et leurs reflets, les vitrines sont, pour commencer, un "lieu commun" de la photographie moderne : superposant les champs (intérieur/extérieur), elles produisent une confusion des plans génératrice d'abstraction, présente par exemple dans les Reflets de glace au marché aux puces de Florence Henri.
Ces raccourcis de perspectives, révélés par la photographie, occasionnent aussi des effets cocasses ou poétiques. Le photographe Izis porte ainsi un regard amusé sur le rapprochement, dans une vitrine, d'une série d'oies déplumées et ... d'un portrait de la reine d'Angleterre. Dans Paris des rêves, en 1950, il publie une photographie de chaussettes, pendant à sa fenêtre sur fond de vieux toits, raccourci spatial où le poète Jacques Audiberti, commentant l'image, entrevoit de "beaux rapports imaginaires".
Le recours au hors-champ est souvent le fait de photographes qui, entre 1930 et 1960, portent leurs regards sur le genre humain. L'objet devient pour eux un commentaire voire une métaphore poétique de la vie des hommes.
Jean-Philippe Charbonnier : "Roubaix"Brassaï : "Linge, Megève"Elliot Erwitt : "Texas, motel room"
Le leitmotiv du linge qui sèche, conjugué à un lieu en contre-champ devient le révélateur intime d'une condition sociale. La serviette noire dans une cour de Roubaix, par Charbonnier ou la chemise de paysan dans une vallée des Alpes par Brassaï parlent ainsi de manière suggestive et pudique du quotidien de leurs possesseurs.
Le contre-champ comme le hors-champ peuvent enfin être interprétés comme porteurs d'un discours, ou tout du moins d'un constat, sur la condition humaine. En photographiant le carré de lumière blanche et vide d'un téléviseur sur fond de chambre de motel à la décoration kitsch, Elliott Erwitt donne, en 1960, une impression glaçante et désabusée d'un monde moderne où plus rien ne fait sens.