Les nouvelles richesses du monde
par Jean-Robert Pitte


Commençons par les clichés dont se demande bien pourquoi de talentueux photographes les ont réalisés avec tout leur soin. Quel but poursuit Léon Lemuet lorsqu'il photographie dans les dernières années du XIXe siècle les modestes carrières de granit ou de minerai de fer à Flamanville, dans la Manche ? Probablement le recensement exhaustif des activités économiques de la Normandie, dont il livre les témoignages visuels à Paul Joanne, lequel en publie un certain nombre dans son Dictionnaire géographique et administratif de la France. Il est admis que la possession des matières premières constitue une base indispensable de la croissance économique. Il faudra attendre le dernier tiers du XXe siècle pour s'apercevoir que les temps ont changé et revenir au vieil adage selon lequel il n'est de richesse que d'hommes. Il n'y a pas si longtemps, l'enseignement de la géographie au collège et au lycée consistait à apprendre à peu près par cœur les millions de tonnes de maïs, de charbon et de pétrole produits par les pays au programme. En 1971 encore, le jury de l'agrégation de géographie pouvait inscrire au programme du concours la barbante question suivante : "Géographie de la production des minerais métalliques dans le monde" et les candidats devaient assister à un cours donné sur ce thème, durant une vingtaine de semaines, par le maître de la géographie économique d'alors. L'origine de ce souci d'inventaire est dans les photographies du XIXe siècle, qui illustrent parfois les descriptions des guides et encyclopédies du temps. Par miracle et de justesse, il n'a pas tué la géographie.



Beaucoup plus spectaculaires sont les photos des mines de diamants d'Afrique du Sud. Leurs gouffres de plusieurs dizaines de mètres de profondeur dont le fond est découpé en cubes énormes donnent le vertige. Une foule de mineurs lilliputiens s'affaire et donne l'impression d'être prisonnière de ces cratères. Ces travaux de titans et de tels clichés viennent renforcer un peu plus la mythologie du diamant. Tant de terre brassée, de poussière avalée, de souffrances humaines, pour quelques minuscules brillants et, un jour entre mille, par chance, une pierre exceptionnelle de plusieurs dizaines de carats qui fera la fortune d'une société minière du Cap et de Londres, d'un diamantaire de Rotterdam, d'un bijoutier de la place Vendôme, à Paris, et viendra rehausser le prestige d'un souverain européen ou d'un maharadjah indien.
Même impression avec les photos prises par Solomirsky à Sysserte, dans l'Oural, en 1896. Les mines d'hématite à ciel ouvert ne sont pas moins impressionnantes que les installations industrielles de traitement du minerai. À l'évidence, ce qui intéresse le photographe, c'est la modernité d'un complexe dont sa famille est propriétaire. Hommes et chevaux ne sont là que pour donner l'échelle de la mine. Pas âme qui vive dans une usine qui, pourtant, n'est pas robotisée. En revanche, les tourbières locales destinées à fournir un combustible bon marché révèlent un univers pré-industriel et surtout moins glorieux que les énormes tuyauteries et charpentes métalliques : la moitié des ouvriers sont des enfants…


C'est également une impression d'archaïsme qui se dégage des photos des mines d'or et donc de rêve, comme celles de diamants, à Nertchinsk en Sibérie orientale. La main-d'œuvre est abondante et ne coûte pas cher, puisqu'il s'agit de forçats ou de membres de quelques tribus oubliées de la région de l'Amour (Toungouses, Yakoutes) qui utilisent leurs rennes pour les transports.
 
Plus anciens (1865) et étonnants sont les clichés pris par Henry De Witt Moulton dans les îles Chincha, au large du Pérou. La montagne d'une trentaine de mètres de hauteur que des mineurs découpent méthodiquement est entièrement constituée de guano, lequel est ensuite embarqué sur des bateaux à destination du continent et de l'Europe. Ces accumulations de déjections aviaires remontant à des milliers d'années ont contribué à la révolution agricole nord-américaine et européenne en permettant une énorme augmentation des rendements. Elles ont aussi provoqué une guerre, en 1865 et 1866, opposant le Pérou et le Chili à l'Espagne, qui s'était emparée des îles Chincha. Le guano, c'était alors autre chose que de la roupie de sansonnet !
 
De loin, les plus émouvantes des photos de la Société de géographie consacrées aux industries sont celles qui proviennent du Queensland australien. Les visages des trieurs de laine de Jimbour Station expriment l'austère ardeur des pionniers qui serrent les dents et n'ont d'yeux que pour la matière première qui les fait vivre mieux qu'au temps de leur jeunesse sur le Vieux Continent. Même énergie chez les coupeurs de canne à sucre de North Isis et dans le regard des mineurs d'or de Gympie Goldfield. La sucrerie de Bingera ressemble aux Temps modernes de Chaplin, mais le contremaître a les deux mains solidement posées sur la balustrade d'acier, l'air de dire : « À nous deux ! » Dès lors, qu'importent les fumées du pays noir du mont Morgan. Elles s'élèvent pour la bonne cause.
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