Grands travaux
par Olivier Loiseaux
À partir de 1850 s'ouvrent plusieurs décennies successives
de progrès et de développement techniques marquées
notamment par le lancement d'une série de "grands travaux",
tels la réalisation de liaisons ferroviaires transcontinentales
ou le percement des canaux interocéaniques.
Ce sont tout d'abord des chantiers gigantesques, qui mobilisent une main-d'œuvre
considérable, nécessitent des investissements importants
et requièrent la maîtrise des dernières avancées
technologiques. À chaque étape du projet, la science des
ingénieurs, confrontée aux réalités du terrain,
doit triompher des difficultés techniques et surmonter les obstacles
naturels. La photographie est alors un outil essentiel tout au long du
projet pour persuader les investisseurs ou les politiques de sa faisabilité ou
de la pertinence d'un choix, pour décrire les matériels
utilisés et leurs performances, pour rendre compte de l'avancée
des travaux et enfin présenter les réalisations achevées.
Le canal de Suez
Hippolyte Arnoux installe son atelier photographique place des Consuls, la
place principale de Port-Saïd dans les années 1860. Comme beaucoup
d'autres photographes, il réalise plusieurs séries de clichés
des monuments du Caire et travaille également à des portraits
en studio, mais son travail principal est ailleurs.
Du fait de son implantation
géographique, il est le témoin privilégié de la
construction du canal de Suez et suit les dernières étapes du
creusement du canal jusqu'à l'inauguration officielle, le 17 novembre 1869.
Mais il ne s'arrête pas là : il transforme également
un bateau en chambre noire, ce qui lui permet de suivre au fil de l'eau pendant
deux décennies la vie du canal et son exploitation. Sur ses clichés,
on observe les travaux d'entretien avec le ballet incessant des dragues,
certains aménagements postérieurs au creusement comme l'élargissement
du canal, et surtout l'essor du trafic maritime. Le
travail d'Hippolyte Arnoux, destiné initialement aux touristes et
aux voyageurs, constitue bientôt la documentation la plus importante
sur le sujet. Ses photographies, remarquées par la Compagnie
du canal de Suez, seront utilisées pour la promotion de celle-ci à l'Exposition
universelle de Paris en 1889.
Le canal de Panama
Fort de son succès à Suez, Ferdinand de Lesseps
se lance à Panama
dans un nouveau projet de canal - l'idée du percement de l'isthme américain,
ancienne, est devenue récurrente dans un contexte de recherche de nouvelles
routes maritimes. La Société de géographie est cette fois
directement impliquée. C'est à son siège du boulevard
Saint-Germain que les principaux choix techniques sont validés, lors
du Congrès international d'études du canal interocéanique,
tenu du 15 au 29 mai 1879. Après un montage financier difficile, la
Compagnie universelle du canal interocéanique voit officiellement le
jour en 1881, année où Lesseps prend la présidence de
la Société de géographie.
Armand Reclus, qui a participé aux
explorations préalables menées avec Lucien Napoléon Bonaparte-Wyse
en 1877, est envoyé pour diriger les travaux dans l'isthme. Cet officier
de marine, frère du géographe Élisée Reclus, pratique
la photographie et l'utilise pour illustrer les premiers rapports demandés
par la compagnie sur le déroulement des travaux : il est important
de montrer la proximité de la voie ferrée nécessaire pour
acheminer les hommes et le matériel, les procédés
utilisés, les machines à l'œuvre.
Mais le choix de Lesseps d'un canal à niveau, sans écluses,
pèse de plus en plus lourd sur la réussite du projet. Alors que
des dizaines de millions de mètres cubes doivent être déblayés
du secteur de la cordillère centrale, la confiance absolue dans la toute-puissance
de l'art de l'ingénieur va être ébranlée par une
série de sévères rappels à l'ordre de la nature. À chaque
période d'hivernage, des pluies diluviennes transforment les chantiers
en bourbiers et le climat tropical entraîne une mortalité effrayante.
Malgré un nouveau et splendide reportage sur l'" État des
travaux du canal de Panama", en août 1886, dû au photographe
A. Blanc et destiné à montrer l'augmentation considérable
du nombre d'engins et l'accroissement de leur capacité d'extraction,
les dépenses se multiplient, les milieux d'affaires
perdent confiance ; l'entreprise entre bientôt en agonie et les travaux
sont arrêtés en 1888.
Le transsibérien
Le gigantesque projet du chemin de fer transsibérien
est lancé par l'empereur de Russie Alexandre III dans son oukase
du 17 mars 1891. Le tracé adopté doit permettre de relier
Tchéliabinsk, sur les contreforts de l'Oural, à Vladivostok,
en Extrême-Orient russe, par une voie ferrée unique de six
mille cinq cents kilomètres. Cet immense chantier, qui n'arrivera à son
terme qu'en 1906, va mobiliser des dizaines de milliers d'hommes, parmi
lesquels de nombreux forçats.
Le franchissement des grands fleuves
sibériens constitue le défi majeur pour les ingénieurs
russes : la construction des ponts sur le Tobol à Kourgan,
l'Irtych à Omsk, l'Ob au sud de Tomsk et l'Ienisseï à Krasnoïarsk
sont les réalisations les plus spectaculaires d'une série
de trois mille cinq cents ouvrages d'art qui se succèdent tout au
long de la ligne.
Le chemin de fer de l'île de La Réunion
Beaucoup plus modeste, le chemin de fer de l'île de La Réunion
a été construit sous la responsabilité d'un ingénieur
des Ponts et Chaussées qui a photographié lui-même les étapes
de sa réalisation. Dans la seconde moitié du XIX
e siècle,
La Réunion est en plein essor économique, grâce principalement à la
culture de la canne à sucre. Néanmoins, face à sa rivale
Maurice, dotée de plusieurs ports et d'un chemin de fer, elle n'a pas
les infrastructures nécessaires à son développement. Le
parlement français vote ainsi, le 23 juin 1877, la création
d'un port à la Pointe des Galets et la construction d'une voie de chemin
de fer littorale reliant Saint-Pierre à Saint-Benoît. L'ingénieur
Adrien Blondel est chargé de diriger les travaux qui débutent
en 1878. La principale difficulté réside dans le franchissement
des très nombreuses rivières qui descendent des cirques et pitons
volcaniques de la partie centrale de l'île. Plus de cent cinquante passerelles
et ponts sont construits sur un parcours total de cent vingt-six kilomètres.
Le 14 février 1882, le chemin de fer est livré à l'exploitation,
quatre ans avant l'inauguration du port.