La révolution des transports
par Jean-Robert Pitte

Les géographes de la deuxième moitié du XIXe siècle sont évidemment fascinés par les ports qui vivent leur apogée. Ils sont encore les portails obligés du voyage, des lieux d'évasion habillés de tous les parfums des ailleurs qui font rêver. On y espère le départ, on le craint. On s'y console des blessures de la vie dans la fumée des bouges et les langueurs océanes, comme l'a si bien chanté Brel à propos d'Amsterdam. Naples est le port de tous les possibles, embrasé du baiser de feu de son Vésuve. Et pourtant, les vues prises en 1866 de la capitale du royaume des Deux-Siciles ne rendent pas compte de cette intense activité. Le port a l'air de prendre la pose. Où est la presse, où sont les embouteillages ? Il est vrai qu'il est encore difficile à l'époque pour le photographe de saisir le mouvement.



Vient ensuite l'inépuisable série des ponts. En ce temps-là, lorsqu'on sortait de chez soi, même pour une journée, on envoyait des cartes postales à ses proches et si, d'aventure, il y avait un viaduc de chemin de fer ou un pont sur place, on pouvait en envoyer la photo et prouver ainsi qu'on l'avait vu et que l'on s'était extasié devant la prouesse technique qu'il représentait.
Depuis les temps les plus anciens, les ponts ont toujours fasciné, tant il était difficile et nécessaire de franchir les cours d'eau. La révolution de l'acier a permis d'échafauder des ponts aux formes étranges et aux immenses portées en une ou plusieurs volées. Le Forth Bridge, près d'Édimbourg, est une prouesse technique inaugurée en 1890. Les ponts du chemin de fer de La Réunion sont plus modestes, mais Blondel en édifie cent cinquante tout autour de l'île, en pierre ou en acier, permettant de développer la culture de la canne à sucre sur une grande échelle. L'ingénieur se passionne au passage pour la morphologie volcanique et prend plaisir à photographier les orgues de basalte qu'il rencontre.


Autre série sans limite, celle des chemins de fer, œuvre prométhéenne de la période 1850-1950. Toutes les grandes lignes transnationales ou transcontinentales font l'objet de reportages photographiques destinés à faire rêver, mais aussi à attirer des clients et des investisseurs, au même titre que l'architecture des gares et que la décoration intérieure des wagons. Arrêtons-nous sur les séries des États-Unis, passionnantes tant ce pays est lié au chemin de fer qui a, pendant des décennies, repoussé la frontière vers l'ouest, permis la conquête par les pionniers venus d'Europe des terres indiennes vouées à une exploitation de type mésolithique. Déblais, remblais et ponts attirent irrésistiblement l'objectif des photographes-voyageurs.


Il en est de même des chemins de fer métropolitains. Ceux de New York, comme ceux des parties basses de Paris ont la particularité de passer en surélévation au niveau du deuxième étage des immeubles, faisant le bonheur des usagers qui peuvent ainsi éviter la claustrophobie du métro et jouir des paysages urbains. Mais le grand frisson est lié au Brésil, où les viaducs enjambant des gorges sombres au milieu de la forêt équatoriale représentent des prouesses techniques, ou à la Russie, où la réalisation du Transsibérien soulève l'enthousiasme des Européens. Dans la Sainte Russie d'alors, ces travaux titanesques, exécutés dans des conditions climatiques extrêmes, s'accompagnent de rites religieux indispensables à leur réussite. La messe célébrée à Krasnoiarsk, au bord de l'Ienisseï, devant une foule immense en témoigne.
 
L'époque ne recule devant rien et Jules Verne la projette dans un avenir rêvé dont une grande partie se réalisera au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. On perce les montagnes, on creuse des canaux. Bien entendu, les deux chefs-d'œuvre de la puissance des ingénieurs du temps qui parviennent à séduire les décideurs politiques et les investisseurs sont les deux grands canaux interocéaniques : Suez et Panama.
 
Mais, de loin, la série la plus représentative de ce monde qui change, avec l'arrivée des matériaux et des techniques de la révolution industrielle, est celle du Japon photographié par Felice Beato, Raimund von Stillfriedt leurs élèves. Au tournant de la révolution Meiji, c'est encore le Japon de l'époque d'Edo qu'ils fixent sur verre, deux siècles et demi de fermeture presque totale et de stabilité politique et sociale. Mais dès la décision prise par l'empereur Meiji d'ouvrir son pays à la modernité technique et à l'Occident, les paysages se transforment. Des maisons à l'occidentale, des usines, des monuments et des églises sont construits à Yokohama ou à Kôbe, dont la baie vit ses dernières années sans remous de cargos e et de paquebots. La bourgeoisie du grand port du Kansaï a déjà tourné la page sur le passé, comme en témoigne la scène surréaliste du pantagruélique repas à l'européenne servi à un jeune homme, snob et triste, coiffé d'un chapeau melon. Sur une minuscule table ronde, coincée dans l'angle d'une salle à manger de restaurant (ou de théâtre ?), ornée d'un présentoir à assaisonnements en argent, un maître d'hôtel barbu et hiératique pose une assiette qui n'intéresse visiblement ni lui, ni son client. Trois bouteilles de vin rouge ou de porto sont près de lui, de même que cinq verres à pied remplis de vin. Sur une chaise voisine, une bouteille de champagne est en train de rafraîchir dans un seau en argent. Il est probable que rien n'est destiné à être bu, mais seulement à montrer que le Japon est devenu une grande puissance moderne. L'Occident n'a qu'à bien se tenir.
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