Les collections d’images archéologiques
par Jean-Louis Tissier et Jean-François Staszak

Au XIXe siècle, la géographie savante a une dimension historique : les données architecturales anciennes et les vestiges archéologiques sont considérés comme des faits qui relèvent de la géographie. Les voyages sont aussi une rencontre des traces matérielles d’un passé plus ou moins lointain, qui entre en résonance avec la culture des visiteurs des sites, par exemple dans le Bassin méditerranéen, mais les rencontres peuvent être plus singulières quand il s’agit de monuments étrangers à la culture classique occidentale, en Amérique centrale, dans le monde indien ou en Asie orientale.
 

L'expédition d'Égypte

L’étude des données archéologiques avait été l’un des apports majeurs de l’expédition d’Égypte et celle-ci reste un modèle de référence pour les voyageurs du milieu du XIXe siècle. Les sociétés savantes, attentives aux recherches et fouilles, sont aussi réceptives aux découvertes réalisées dans des contextes exotiques. Les travaux d’Arcisse de Caumont sur les méthodes d’analyse archéologique, notamment l’Abécédaire ou Rudiment d’archéologie, de 1850, constituent un cadre méthodologique pour aborder les objets archéologiques. L’attention aux monuments des civilisations vivantes et aux importants vestiges de celles qui ont disparu n’est pas seulement une curiosité gratuite, l’Occident reconnaissant la grandeur de ces œuvres et s’en considérant comme tuteur, responsable de leur préservation. Et le document photographique est là pour montrer la grandeur et aussi la vulnérabilité de ces ensembles archéologiques assiégés par la nature.
L’album réalisé de novembre 1849 à septembre 1850 par Maxime Du Camp lors de son voyage avec son ami Gustave Flaubert en Égypte, Palestine et Syrie est bien une application de la nouvelle technique à un sujet déjà ancien. Du Camp a été envoyé en mission par le ministère de l’Instruction publique avec un programme et des prescriptions établies par l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Avant de partir, il se forme à la technique du calotype auprès de Gustave Le Gray ; arrivé à destination, il se consacre à la photographie : « Je prends des épreuves de toute ruine, de tout monument, de tout paysage que je trouve intéressant. » Il donne la priorité dans ses travaux photographiques à la fidélité et à la visibilité plutôt qu’aux effets esthétiques. L’album qu’il conçoit dès son retour inaugure un genre de publication documentaire avec un style photographique simple : des vues frontales, avec introduction d’un personnage indigène pour faire échelle.
 

Les temples mayas

À la différence des monuments de l’Égypte antique, ceux de la civilisation maya sont, au milieu du XIXe siècle, une véritable découverte. L’ouvrage illustré du diplomate américain John Stephens a révélé en 1841 leur originalité au public d’Europe et d’Amérique. Désiré Charnay, fasciné par cette révélation, réussit à obtenir en 1857 une mission du ministère français de l’Instruction publique afin d’étudier et photographier ces monuments, mais il est retardé par la guerre civile et ce n’est qu’au printemps 1860 qu’il accède aux sites mayas du Yucatan, où il réalise ses clichés en quelques mois ; il dégage les monuments de la végétation qui les couvre grâce à la main-d’œuvre indienne mise à sa disposition par des haciendas proches et installe son atelier dans les monuments, assignant à ses aides des tâches techniques précises : corvée d’eau, manipulation de toiles pour le protéger de la lumière et de la poussière… Charnay est un explorateur-photographe pragmatique : il a conscience de la qualité exceptionnelle des monuments qu’il découvre, mais il ne développe ni longues analyses ni méditations sur le destin des civilisations. Son ouvrage Cités et ruines américaines, illustré de quarante-neuf planches, paraît en 1863, préfacé par Viollet-le-Duc, alors au faîte de son influence ; cette publication place Désiré Charnay au rang d’explorateur-photographe de référence dans les milieux français, avec ses qualités d’initiative technique… et ses appréciations parfois expéditives.

 

L'Inde et le monde indiannisé

Du côté de l’Asie, les voyageurs européens rencontrent des civilisations dont les ensembles architecturaux ont une ampleur tout aussi remarquable que ceux de la Méditerranée et de l’Égypte antique. Le monde indien avait suscité dans la mouvance anglaise des collections de dessins, d’aquarelles, présentant parfois des vues de temples. En 1847, les autorités britanniques incitent le gouvernement général des Indes à établir un programme pour "préserver et documenter les grands monuments de l’Inde". En réponse, le gouvernement de Bombay engage en 1851 un dessinateur spécialisé puis s’avise qu’ainsi l’entreprise prendrait trente-deux ans !
Aussi, en 1854, les responsables se tournent-ils vers la photographie, affectant à cette mission les militaires Thomas Biggs puis William Harry Pigou. La révolte des Cipayes perturbe ce programme dans l’Inde du Nord, mais l’Inde du Sud, restée à l’écart des troubles, va faire l’objet d’une campagne de photographies de ses principaux monuments. La Présidence de Madras engage, elle, en 1856 Linnaeus Tripe, un officier de l’armée des Indes qui a suivi une formation intensive à la photographie et que sa mission conduit à réaliser plus de quatre cents vues d’ensembles cultuels et de détails de sculpture. Dans une pratique photographique de seulement quelques années (1855-1860), il fait preuve d’une grande maîtrise du cadrage pour rendre compte de l’élévation considérable de certains temples, mais aussi du jeu entre l’ombre et la lumière pour dégager le relief des vastes compositions sculptées ou des grands portiques de circulation des temples hindouistes.
 

L'Île de Java

Dans le domaine colonial néerlandais, le premier inventaire photographique de Java et du temple de Boroboudour est l’œuvre d’Isidore van Kinsbergen, un peintre-décorateur formé à la technique photographique à qui la Société des arts et des sciences de Batavia confie ce travail en 1862. Van Kinsbergen est engagé pour réaliser trois cents clichés de monuments, de sculptures et d’inscriptions dont la liste a été établie par J. F. G. Brumund, pasteur et archéologue ; cette mission a l’aval de l’administration coloniale néerlandaise. Van Kinsbergen travaille pendant une dizaine d’années sur les différents sites de Java, Madura et Bali. L’ensemble de Boroboudour, dans la partie centrale de Java, constitue un sujet important de l’inventaire. Sur les quarante-trois clichés rapportés, les panneaux illustrant des épisodes de la vie de Bouddha ont été vite reconnus comme des vues de référence, lors de leur présentation à Vienne en 1873 et à Paris en 1878.
 

Les monuments d'Angkor

L’ensemble monumental d’Angkor, signalé par un missionnaire, le père Chevreuil, à la fin du XVIIe siècle, devient un haut lieu de l’archéologie d’Extrême-Orient à partir de l’établissement du protectorat sur le Cambodge, en 1864. Ce statut se traduit par des travaux plus méthodiques et le marquis de Chasseloup-Laubat, ministre de la Marine et président de la Société de géographie, soutient l’expédition d’exploration du Cambodge dirigée par Doudart de Lagrée, pour laquelle un photographe, Émile Gsell, réalise en 1866 les premières photos du temple d’Angkor, mais l’ampleur du site va justifier d’autres missions.
En 1887-1888, le projet de Lucien Fournereau est financé par le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. Fournereau, architecte, inspecteur des Travaux publics à Saïgon, a l’expérience de la photographie d’inventaire et des enquêtes de terrain. Il dispose pour sa mission dans le secteur d’Angkor de moyens importants en matériel et en personnel. Des instructions précises lui ont été données par Louis Delaporte, qui a la responsabilité des collections d’art khmer au musée du Trocadéro.



En 1889, dans un article conséquent du Bulletin de la Société de géographie, « Les ruines khmers du Cambodge siamois », Fournereau détaille les différentes étapes de cette mission et son bilan matériel : un grand nombre de moulages, des pièces originales, de nombreux relevés ou plans et quatre cents plaques négatives. La collecte iconographique s’ajoute aux tâches plus classiques de l’archéologie : « Lorsque le soir je rentrais harassé au campement, la partie la plus rude de mon labeur n’était pas encore accomplie : il fallait dans une atmosphère brûlante, harcelé par le bourdonnement et les piqûres des moustiques, développer mes clichés photographiques du jour, et ce n’est qu’après avoir achevé cette besogne que je pouvais prendre un repos bien mérité. »
 

Des monumens en attente de sauvegarde

À l’exception peut-être des grands ensembles architecturaux de l’Inde, tous ces monuments que la photographie donne à voir paraissent en attente de sauvegarde. À demi enfouis dans les sables du désert égyptien, envahis par les cactus ou les yuccas américains, assiégés par la forêt indochinoise, ils sont des témoins menacés qu’un protectorat ouvert et savant prend en compte au titre des grandes civilisations. L’appareil de pierre est un gage de durée et un critère de reconnaissance : « Les calcaires du Yucatan sont inséparables des constructions mayas, de même que les grès qui bordent au sud la vallée du Gange évoquent l’image des villes monumentales qui se succèdent de Delhi à Bénarès ; comme les grès vosgiens celle des cathédrales et des châteaux de la vallée rhénane […]. Lorsque la vie puissante qui a palpité entre ces édifices de pierre vient à diminuer ou à s’éteindre, les ruines permettent d’en saisir l’ensemble. » Ainsi Vidal de La Blache, qui n’a pas visité ces pays mais qui a sans doute vu leurs images, intègre ces hauts lieux du passé à ses Principes de géographie humaine de 1922.
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