L’Ouest, un mythe américain en images
par Jean-Louis Tissier et Jean-François Staszak
Au milieu du XIX
e siècle, l’exploration des
territoires de l’Ouest des États-Unis combina des finalités
politiques, économiques et aussi symboliques. Politiquement, par
le traité de Guadalupe-Hidalgo, le Mexique abandonnait aux États-Unis
en 1848 la souveraineté sur un immense territoire limité par
le versant oriental des montagnes Rocheuses et l’océan Pacifique
et dont l’espace intérieur était quasi inconnu. Dans
les années 1840, des itinéraires furent établis par
les différents voyages de John C. Frémont,
the
pathfinder,
qui identifia le Grand Bassin sans dresser de véritable carte. En
1838, le Congrès avait certes créé un corps d’ingénieurs
topographes, mais ces premières promotions furent affectées
prioritairement à des levés dans les états peuplés
de l’Est. La découverte de l’or en Californie et la
ruée qu’elle provoqua reportèrent l’intérêt
sur l’Ouest le plus lointain, accessible par mer ou par la piste
de l’Oregon. Et seuls les Mormons, en 1846, envisageaient comme une
terre promise une infime partie de ce désert enclavé.
Les questions économiques de l’Est de l’Union, les
oppositions entre les États sur la question de l’esclavage
puis la guerre de Sécession de 1861 à 1865 ajournèrent
la reconnaissance géographique des territoires de l’Ouest.
Quand le principe du chemin de fer transcontinental fut décidé,
en 1862, l’étude de ses tracés et sa réalisation
introduisirent enfin dans l’Ouest des géomètres
et des ingénieurs. La paix civile rétablie, l’État
fédéral prit en charge les expéditions d’inventaire
et de levés de terrain appelés Four Great Surveys.
Ainsi, de 1866 à 1879, quatre programmes furent menés.
Ils sont identifiés par les noms de leurs responsables : Ferdinand
Vandeveer Hayden, Clarence King, George Montague Wheeler et John Wesley
Powell.
La mission Hayden fut affectée aux régions les plus septentrionales,
correspondant au Nord du Colorado et au Wyoming actuels – on retient de
sa mission qu’il fut à l’origine de la création du
parc national de Yellowstone. King fut chargé d’explorer les régions
situées de part et d’autre du 40e parallèle :
Grand Bassin, lac de Bonneville et monts Wasatch. La mission Wheeler avait comme
objectif l’exploration
des régions situées à l’est de la sierra Nevada. Enfin
Powell fut chargé des plateaux et des canyons du bassin du Colorado.
Un inventaire systématique du paysage
Le déroulement n’alla pas sans rivalités de personnes
et d’institutions, que le Congrès arbitra car il soutenait
cette politique d’inventaire systématique : reconnaissance, évaluation
du potentiel minier, agricole et forestier. Chaque mission mobilisait
plusieurs dizaines de personnes, la division du travail étant
la règle : intendance, collecte de données et d’échantillons,
levés géodésiques.
Le recrutement de photographes n’était pas une priorité mais
fut jugé utile : la guerre civile avait montré que ce médium
pouvait assurer une publicité à l’événement
et entraîner l’adhésion du grand public. Les noms
des photographes qui travaillèrent sur ces missions sont aujourd’hui
aussi connus que ceux de leurs responsables scientifiques.
Ils sont considérés comme les initiateurs d’une iconographie
liée à la construction de la nation et aux beautés
de sa grande nature, inscrite dans les périmètres de ses
parcs naturels et nationaux.
Timothy O’Sullivan fut membre des missions King et Wheeler.
Il avait commencé sa carrière pendant la guerre
de Sécession et l’un de ses clichés, "la moisson
de la mort", pris après la bataille de Gettysburg, est emblématique
de ce conflit national. W. H. Jackson suivit la mission Hayden et ses vues
de la région du Yellowstone plaidèrent à Washington pour
la création de ce premier parc naturel.
John K. Hillers
fit partie des missions dirigées par John W. Powell. Quant à William
Bell, il accompagna certaines missions de Wheeler. Ces photographes
utilisèrent parallèlement deux techniques : de grandes images
uniques sur plaques d’environ quarante par cinquante centimètres,
destinées principalement à la documentation scientifique, et
des vues stéréoscopiques pour le grand public américain
et étranger. Les membres du Congrès avaient généralement
la primeur de cette dernière production car chaque année ils
votaient les crédits qui permettaient de poursuivre l’entreprise.
Un chantier héroïque
Ces campagnes sont une rude épreuve pour les hommes, le matériel
et leurs animaux de selle, de bât et de trait. William
Bell décrit en janvier 1873 dans The
Philadelphia Photographer son labeur de "mule photographique" : « Je
me réveille à quatre heures du matin, nourris la mule,
prends mon petit-déjeuner en frémissant : le mercure à 30 °F,
bougie éteinte, tasse et assiette d’étain ; mon
siège, le sol. Après mon petit-déjeuner, je
roule ma couche, la porte pour la charger sur la mule de bât,
abreuve et selle ma mule de monte et, quand c’est terminé,
il fait grand jour. Si des négatifs doivent être pris
en route, la mule photographique est chargée d’une tente
noire, de boîtes de produits chimiques et d’une chambre,
et nous y allons… Ayant trouvé un lieu d’où trois
ou quatre vues peuvent être tirées, nous établissons
une base, déchargeons la mule, montons la tente, la chambre,
etc. La température est montée à 65 °F.
On éprouve des difficultés à enduire une plaque
10 x 12 d’une épaisseur de collodion suffisante
pour faire un négatif assez fort sans redéveloppement. »
Le public est informé de ce grand chantier de connaissance du
territoire, de son caractère scientifique mais aussi de son
aspect héroïque. Les silhouettes minuscules qui apparaissent
sur certaines vues signalent la présence d’un citoyen
américain. Il est venu, il a vaincu sa peur et son
vertige et il a vu pour faire voir ces merveilles de la nature à la
nation tout entière. La recherche de richesses minières
ou de ressources agricoles découvre une réalité désertique
largement stérile, mais sa mise en images a fait naître
d’autres valeurs, non celles des "chasseurs d’affaires"
mais celles portées par les paysages grandioses qui invitent
la société nouvelle
au respect et à la préservation de la nature.
Une entreprise suivie à Paris
La Société de géographie, à Paris, a
suivi avec attention cette entreprise. Dans le Bulletin de
1874, Julien Thoulet donne des précisions sur la mission Hayden : « Aucune
entreprise géographique n’a été créée
sur une plus vaste échelle et jamais exploration scientifique
détaillée d’un pays inconnu n’a été exécutée
avec une méthode plus parfaite et de meilleures conditions
d’exactitude. »
Dans le Rapport sur les travaux de la Société et
sur les progrès des sciences géographiques, le secrétaire
général Charles Maunoir informe les lecteurs des découvertes
faites par les nouvelles expéditions : en 1876, les sites
archéologiques
dits préhistoriques, notamment celui du rio de Chelly, sont
mentionnés ; en 1880, ce sont les résultats
de la mission du lieutenant Wheeler qui sont notés. En fait,
la Société de géographie a été informée
continûment, presque en temps réel, des résultats
de ces quatre grandes missions. Elle a reçu une documentation
considérable, que ses membres les plus éminents
ont sollicitée pour des publications qui ont fait date.
Élisée
Reclus, en 1891, dans le volume XVI de sa Nouvelle
géographie
universelle, qu’il consacre aux États-Unis, salue
"la prodigieuse collection de documents, classés avec méthode
et formant sans aucun doute la bibliothèque spéciale
la plus riche au monde". Reclus, qui a largement utilisé les
photographies prises lors des missions comme base pour l’illustration
de ses chapitres, écrit sous leur inspiration : « On
a désigné sous le nom de Paradis des géologues
ces plateaux, monts et falaises sans arbres, où des cônes
volcaniques ont épanché leurs coulées raboteuses,
où les granits et les roches archéennes dressent encore çà et
là des saillies au-dessus de leurs manteaux de terrains secondaires
et des couches tertiaires étendues dans les fonds. »
Le paradis des géologues
Comme le paradis des géologues ressemble à s’y méprendre à la
terre promise des morphologues, l’Ouest américain devient
vite un haut lieu de la géomorphologie structurale ; il est reconnu
comme tel par Emmanuel de Martonne, dont le Traité de géographie
physique, de 1909, reproduit et commente un dessin de William H.
Holmes, une vue du canyon du Colorado depuis le Point Sublime.