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Vers des horizons inconnus

Par Mireille Pastoureau

Henri le Navigateur

L'infant Henri consacra sa vie à deux idéaux : l'aventure géographique et la sainteté. Ce prince porteur d'un cilice fut aussi celui qui suscita les plus grandes découvertes.
On considère que la prise de Ceuta, par le jeune prince, âgé de 21 ans, le 21 août 1415, marque le début de l'expansion portugaise outre-mer. Ceuta était, non seulement, la clé du détroit de Gibraltar, mais aussi le port musulman le plus important d'Afrique où abondaient les produits orientaux. Le trésorier du royaume aurait soufflé au jeune homme qu'on y trouvait aussi le point d'arrivée de l'or africain. Enfin le prince et ses frères brûlaient du désir de faire leurs preuves et d'accomplir des actions dignes de chevaliers chrétiens. L'esprit de croisade soufflait alors plus que jamais. Depuis 1413, l'Infant s'était fixé à Sagres, sur un plateau sauvage dominant une baie près du cap Saint-Vincent, non loin de Lagos, à l'extrémité sud du Portugal. Il devait transformer ce lieu austère en arsenal et y attirer tous ceux qui, astronomes, capitaines et cartographes, pouvaient concourir à la réussite de ses projets. Là se forgea, très tôt semble-t-il, sa conviction de la nécessité de gagner l'Orient par la mer. On pressent aussi dans le choix de cette retraite, bientôt légendaire, la répercussion d'un drame privé, car si le prince resta sa vie durant célibataire, on lui connaît au moins une fille naturelle.
 

La prise de Ceuta

L'expédition de Ceuta constituait en réalité un pari qui n'était pas gagné d'avance. L'inexpérience de la flotte portugaise aux prises avec le brouillard, les vents contraires et les courants du détroit de Gibraltar faillit tourner au désastre. Alors qu'il n'aurait fallu qu'une petite journée de mer pour joindre les deux côtes distantes d'une quinzaine de milles, la plupart des navires péniblement réunis par le prince sombrèrent avant d'arriver à bon port. Comme le nota sobrement le chroniqueur de Barros, les Portugais n'avaient pas l'expérience de la haute mer. Un seul des 200 vaisseaux termina le voyage, accompagné d'une trentaine de galères, de flûtes et de petits navires. Les princes ne manquant pas d'ardeur au combat, la ville et la forteresse se rendirent néanmoins à la tombée de la nuit et, le lendemain, les trois infants étaient solennellement adoubés chevaliers ; pendant que leurs soldats pillaient la ville.
Positive, parce qu'elle supprima la menace des pirates turcs qui pesait sur le détroit de Gibraltar, la prise de Ceuta devait se révéler, les années passant, décevante du point de vue économique. Les marchands arabes, détournés vers d'autres ports, n'approvisionnaient plus la ville en épices et autres denrées. Il fallait continuer de la défendre contre les assauts périodiques des infidèles et elle coûtait plus en hommes, en armes et en argent qu'elle ne rapportait.
C'est après une deuxième expédition à Ceuta que l'Infant lança ses navires vers la haute mer. Des îles furent alors découvertes ou redécouvertes : Madère en 1420 et les Açores en 1427, ainsi nommées d'après les nuées d'oiseaux de proie qui les hantaient. On sait par des textes que l'Infant se posait déjà la question de l'existence d'autres îles du côté de l'ouest ou même d'un éventuel continent. Les premières cartes portugaises qui pourraient nous permettre de retracer cette progression ont malheureusement disparu. La plus ancienne connue, de 1483, a pour auteur Pedro Reinel, mais on trouve des mentions cartographiques dans des textes antérieurs. La politique du secret peut expliquer la rareté de ces cartes, mais la cause principale en est surtout le dramatique tremblement de terre de Lisbonne en 1755 qui entraîna l'incendie du palais royal, de la Casa de India et de l'Armazem da Guiné e India. En conséquence, les cartes portugaises encore conservées sont celles qui avaient été emportées ou réalisées hors du pays.
 

Le cap de la peur

Il fallut douze années de persuasion et de patience pour que les marins lusitaniens osent doubler le cap Bojador (« renflement » en portugais), situé sur la côte africaine, légèrement au sud des îles Canaries. Douze années pendant lesquelles, de 1421 à 1433, l'Infant lança vainement navire sur navire vers le sud-ouest, en direction de ce cap aux abords dangereux qui terrorisait les navigateurs. La tradition menaçait les téméraires qui auraient franchi cette limite de se voir emportés par des courants irrésistibles vers la zone torride de l'équateur ou bien, s'ils mettaient pied à terre, d'être engloutis par de sinistres cascades de sable rouge qui dévalaient, disait-on, du haut des falaises, dans un paysage de fin du monde. Aussi les capitaines de Sagres, ayant fait la course ou trafiqué sur la côte revenaient-ils les cales pleines, mais sans avoir accompli leur mission essentielle.
Gil Eannes, écuyer de l'Infant, osa enfin tenter l'aventure. Il avait reculé l'année précédente, mais un entretien en tête à tête avec son prince l'avait finalement décidé. Il constata que rien, mis à part les brisants et les bancs de sable, ne mettait sa vie en danger. Sur la côte, des empreintes de pieds humains et de pattes de chameaux achevèrent de le rassurer et de banaliser sa découverte. Ayant brisé la barrière de la peur, d'autres capitaines lui succédèrent. En 1441 était enfin atteinte l'embouchure du Rio de Oro, limite de la science des cartographes et voie d'accès à la poudre d'or tant désirée. L'année suivante, dépassant le cap Blanc, dans l'île d'Arguin, on capturait les premiers esclaves noirs.

Le commerce des esclaves


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Depuis longtemps le commerce des esclaves était aux mains des musulmans et les Portugais saisirent l'occasion de les déposséder de leur monopole. Une source inépuisable de richesse s'offrait à eux et la traite devint vite routinière. On évalue ce trafic à un millier de personnes par an au milieu du XVe siècle, à plus de trois mille ensuite. Les Italiens, et plus spécialement les Génois, devinrent les maîtres de ce commerce grâce auquel ils se taillèrent de belles fortunes. La tradition africaine se souvient encore aujourd'hui de la surprise des Noirs devant l'apparition des hommes blancs venus de la mer. Curieusement, n'ayant jamais navigué eux-mêmes, ils ne pouvaient pas imaginer que les Blancs habitaient hors de leurs bateaux. Ces Noirs faisaient l'objet d'un troc, d'une « traite ». En vertu d'une sorte de loi coutumière, l'homme adulte, la « tête », devint l'unité d'évaluation des produits offerts en échange. Près du Rio de Oro, les esclaves razziés étaient immédiatement échangés sur place contre de la poudre d'or. En d'autres endroits, il fallait offrir en contrepartie des produits venus d'Europe : étoffes, blé, chevaux, bois, etc. Il deviendra de bon ton, chez les riches Portugais, d'exhiber un de ces domestiques noirs, sauvé du péché par le baptême. Employés aussi comme ouvriers agricoles, ces esclaves aideront à la mise en valeur de vastes domaines de canne à sucre.
Le Cap-Vert – site actuel de Gorée – fut atteint en 1445, ainsi que l'embouchure du Sénégal. L'Infant organisait son avance avec prudence et méthode. À Lagos, les chantiers navals se multipliaient. Avec une noble insouciance, il s'endettait auprès des juifs et des religieux et ne se montrait pas très pointilleux avec ses capitaines qui faisaient de bonnes affaires par le troc et la capture des esclaves, parfois au prix d'une volée de flèches empoisonnées.
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