Vers des horizons inconnus
Par Mireille Pastoureau
Le projet et les quatre voyages de Colomb
Le projet de Colomb s'inscrivait dans une fièvre de découverte qui avait gagné, dans les années 1470-1480, l'Europe entière. L'idée d'une liaison par la mer entre le Portugal et l'Asie agitait les cercles humanistes d'Italie, d'Allemagne et du Portugal. En 1474, un grand savant florentin, Paolo del Pozzo plus connu sous le nom de Toscanelli, en liaison épistolaire avec un chanoine de Lisbonne, faisait part de sa confiance en une route maritime vers les terres des épices. Dans une lettre célèbre, en fait un petit traité scientifique, il évoquait, pour gagner l'Asie par la mer, l'existence d'une route directe et d'une autre passant par les îles d'Antilia et de Cipangu (le Japon). Il ajoutait que « sur ces routes inconnues, il n'y a pas de grand parcours de mer complètement dépourvu de terre », autant d’affirmations que nous retrouverons chez Colomb.
Le globe de Martin Behaim
Nous connaissons un autre personnage qui partageait les mêmes théories. Il s'agit de Martin Behaim, le fils d'un marchand de Nuremberg, qui séjourna à Lisbonne entre 1484 et 1490 et navigua pour le compte du roi de Portugal. De retour en Allemagne, avant de repartir pour Lisbonne où il mourra en 1507, ce savant navigateur écrivit une relation des voyages portugais au large de l'Afrique et composa pour les édiles de Nuremberg un globe terrestre, qui est la plus ancienne sphère occidentale conservée. Toujours exposée dans le musée de la ville, elle fit l'objet de répliques peintes en 1847. C'est l'une d'elles que nous montrons ici.
On y voit une route maritime qui, partant de la Mina (Saint-Georges-de-la-Mine), passe par les îles du Cap-Vert, court au sud des Canaries, passe par Antilia et gagne Cipangu autour duquel règne une multitude d'îles. Toute la nomenclature provient de
Marco Polo à qui Colomb fera, de son côté une confiance exagérée. Il n'est donc pas impossible que Behaim ait rencontré personnellement Colomb à Lisbonne avant son exil ou ait eu accès au « dossier » que celui-ci avait présenté au roi du Portugal. Ce globe traduit un progrès décisif dans la représentation du monde. La place de l'Afrique, bien que reconnue jusqu'au cap de Bonne-Espérance, s'y trouve relativisée, au profit d'un océan qui n'est plus traité comme un vide, mais comme une surface dont les formes doivent être aussi précises que celles des terres.
De son côté, le roi du Portugal avait déjà accueilli favorablement des projets d'expéditions vers des îles de l'Atlantique auxquelles il semblait désormais possible d'accéder. Il avait ainsi plusieurs fois concédé les droits sur l'île des Sept-Cités, une île mythique qui, selon la légende, avait été colonisée au Moyen Âge par sept évêques portugais. La tradition ne savait plus très bien en réalité s'il y avait une île ou sept îles, mais cette légende aura la vie dure car la dernière expédition officielle pour la rejoindre sera lancée en 1752. L'historien Morison a encore trouvé dans les cartes marines anglaises du XIX
e siècle une quantité d'îles imaginaires qui ne disparurent qu'en 1873 des cartes de l'amirauté britannique.
De bien optimistes estimations
Jacques Heers a bien montré que Colomb avait bénéficié, dans la préparation de son expédition, d'un double atout géographique et psychologique. D'une part, il minimisa les dangers et la longueur de sa course et, de l'autre, il créa sur son chemin des îles qui devaient l'empêcher de ressentir l'angoisse des espaces vides. Pour évaluer la distance qui le séparait de la Chine, Colomb devait s'efforcer de connaître d'abord la longueur de la circonférence terrestre. Les estimations des géographes grecs étaient sur ce point fort variables, allant de 33 000 à 44 000 de nos kilomètres. En vertu d'on ne sait quelle erreur de calcul, Colomb trouva un résultat moindre encore, aboutissant à 26 600 kilomètres. « Je dis donc que la terre n'est pas aussi grande que le vulgaire se l'imagine » écrit-il. II lui fallut ensuite évaluer l'importance de l'Eurasie. II choisit, là encore, le résultat le plus favorable à son projet, lui accordant 291° de large, là où Ptolémée en donnait 180°. En conséquence, la voie maritime n'était plus que de 69°, et seulement de 60° s'il partait des Canaries. Ces 60° correspondent environ à 4 440 kilomètres. La distance est en réalité de 19 600 kilomètres, soit plus de quatre fois ce qu'il avait pensé.
Les îles occupent une place importante dans la géographie imaginaire de Colomb. À plusieurs reprises, il s'efforça de les dénombrer et de montrer que les villes et les contrées difficiles à identifier, dont il avait relevé les noms dans les livres, étaient en réalité des îles ou des archipels. II s'appliqua à rechercher toutes les terres étranges et fabuleuses de Marco Polo, à commencer par l'île des Hommes et l'île des Femmes où les deux sexes ne se rencontraient que trois mois par an.
Les quatre voyages de Colomb
Colomb accomplit quatre voyages entre 1492 et 1504, sans jamais douter qu'il ait rejoint l'Asie. Il toucha la terre américaine pour la première fois dans un îlot des Bahamas, le 12 octobre 1492, après avoir légèrement infléchi sa route vers le sud, attiré par des vols d'oiseaux qui étaient le signe de la proximité d'une terre. S'il avait continué sa course initiale, très rigoureusement plein ouest, il aurait abordé en Floride et les Espagnols auraient conquis l'Amérique du Nord. II toucha le continent sud-américain, au Vénézuela, près de l'île de la Trinidad, lors de son deuxième ou de son troisième voyage, mais entretint un certain mystère sur sa topographie car il avait, semble-t-il, repéré des gisements d'huîtres perlières qui l'intéressaient.
Nous savons qu'il consignait au jour le jour ses itinéraires sur une carte qu'il communiquait éventuellement aux pilotes des navires qui l'accompagnaient. Aucun de ces documents n'a malheureusement été conservé. Du journal de Colomb lui-même, seules ont été gardées les notes relevées par Las Casas pour écrire son Histoire des Indes vingt ou trente ans plus tard.
Le résultat de ses découvertes est considérable. Il reconnut la plupart des Antilles, les Bahamas, Hispaniola (actuellement Haïti), la côte sud de Cuba, une partie de la côte du Vénézuela et de celle de Panama. Soit un espace large de 3 000 kilomètres sur 500, dans des conditions d'une dureté inouïe que la navigation au large des côtes africaines, même dans les pires moments, n'avait jamais atteintes. Seul le premier voyage bénéficia de conditions acceptables, jusqu'au moment du retour. Alors, la Santa Maria s'étant enlisée dans les sables, il fallut abandonner sur place 39 hommes dont l'on ne retrouva que les cadavres moins d'un an plus tard. Puis, la Niña et la Pinta, mal calfatées et prenant l'eau, faillirent ne pas réchapper d'une tempête. Pensant sa dernière heure arrivée et soucieux de ne pas se faire voler sa découverte, Colomb jeta à la mer un baril dans lequel il avait enfermé, protégée par une toile cirée et une couche de cire, une lettre où il racontait son voyage. Un autre paquet, pareil au premier, était attaché en haut du mât. Son navire, sans aucune voilure, prenant l'eau de toutes parts et incapable de se gouverner, arriva, poussé par les vents, sur la côte portugaise.
Lors du quatrième voyage, que Colomb entreprit avec son jeune fils de douze ans, se produira un épisode bien plus dramatique encore. À la suite d'une tempête effroyable, il resta naufragé pendant sept mois à la Jamaïque avec une centaine d'hommes affamés, malades et mutinés, en butte aux attaques des Indiens, pendant qu'un compagnon tentait de rejoindre Hispaniola en canot. Il devait faire preuve, là encore, d'une force de caractère héroïque dont nous ne donnerons qu'un exemple devenu classique. Pour impressionner les Indiens, il organisa une mise en scène que les amateurs de Tintin connaissent bien, puisqu'il « prédit » que Dieu allait montrer son courroux par un signe terrible, l'éclipse de lune du 29 février 1504.
Colomb est entré à juste titre dans la légende. Mais il n'avait pas rencontré les terres idéales de ses rêves. Ses équipages exténués n'avaient retiré de ses expéditions que frustration et amertume. Ses compagnons l'avaient jalousé et s'étaient dressés contre lui. Il avait transformé les Indiens en esclaves brutalement pourchassés, ce qui lui fut beaucoup reproché. Ce Nouveau Monde qui n'avait encore ni nom ni carte, n'avait connu de la civilisation européenne que la cupidité et la violence.