arrêt sur...

Vers des horizons inconnus

Par Mireille Pastoureau

L'amiral de la mer océane

L'arrivée d'un Génois de 26 ans à Lisbonne en 1477 n'avait rien de surprenant. Elle s'inscrivait dans la logique de l'expansion commerciale de Gênes qui, nous l'avons vu, avait noué très tôt des liens avec les mondes atlantiques et ibériques. Depuis l'avance triomphante et dévastatrice des Turcs, qui avaient pris Constantinople en 1453, l'Orient n'était plus une terre de colonisation pour les Italiens. Les Vénitiens exerçant un monopole de fait sur le commerce du Levant, les Génois se tournaient plutôt vers l'horizon atlantique chargé d'autres promesses, avec les marchés des Flandres, de Scandinavie et d'Angleterre au nord, avec l'attrait des îles et des découvertes entrevues au sud. Une importante colonie génoise s'était ainsi formée à Lisbonne, composée de gens de toutes conditions, banquiers et changeurs, petits marchands, mais aussi « condottieri », pirates, « amiraux » c'est-à-dire capitaines d'aventures sur mer, souvent au service d'un prince étranger. Les jeunes gens, fils de marchands ou autres, encore peu rompus aux pratiques des affaires, allaient sur les nefs ou dans les comptoirs lointains apprendre à reconnaître les produits exotiques, à apprécier les laines et les soies grèges. D'autres, moins fortunés, tenaient des emplois de courtier, d'aide notaire, de commissionnaire, d'employé de la douane, tout en attendant de saisir leur chance. Ces apprentissages étaient très longs et se prolongeaient souvent au-delà de l'âge mûr. Cristoforo Colombo, lui, venait rejoindre son frère, Bartolome, établi dans cette ville depuis un temps indéterminé. Celui-ci dirigeait une officine de cartographie, à laquelle collabora Cristoforo, élément déterminant pour tout ce qui va suivre.  
 

Portrait de Christophe Colomb

De son père tisserand, originaire d'un village perché dans la montagne ligure, mais en pleine ascension sociale, il tenait courage et détermination. On ne sait rien de ses expériences avant l'exil, mais on constate qu'il s'inséra parfaitement et très vite dans son pays d'adoption, à commencer par son mariage avec une jeune fille fortunée de l'aristocratie lusitanienne. Il ne cessa pas de voyager pour autant. Il s'installa un temps à Madère où naquit son fils, retourna à Lisbonne, trafiqua en Afrique et fit escale à Gênes pour affaires.
Deux passions l'animèrent très tôt. La première était, en schématisant un peu, héritée de la tradition médiévale : c'était une fascination pour l'or et pour les îles lointaines où abondaient le métal, les pierres précieuses et les perles. Selon Jacques Heers, cette obsession se manifestait à travers tous ses actes, ses projets, ses initiatives et, par la suite, ses erreurs même dans l'interprétation des terres qu'il aura découvertes. Le même rêve imprégnait les lettres qu'il adressait aux souverains, à ses fils, à ses amis et protecteurs. L'autre montre que Colomb était aussi pleinement homme de la Renaissance. Il s'agit de la passion de la connaissance, car, s'il n'avait pas reçu d'instruction académique, il se montrait néanmoins curieux de toutes sortes de livres, lisant assidûment et annotant sans relâche les ouvrages de sa bibliothèque avec une touchante application. La fréquentation de son frère cartographe n'était certainement pas étrangère à son intérêt pour les découvertes géographiques, mais avec une exigence intellectuelle hors du commun, il analysa aussi avec fièvre tous les témoignages livresques qu'il put trouver, sans parler des renseignements oraux qu'il ne manqua pas de collecter. Il écrivit lui-même : « J'ai consulté et je me suis efforcé de voir toutes sortes de livres de cosmographie, d'histoire, des chroniques, de la philosophie et des autres arts. C'est ainsi que le Seigneur ouvrit mon entendement, comme avec une main palpable, pour tout ce qui était nécessaire à la navigation d'ici jusqu'aux Indes, en même temps qu'il préparait ma volonté pour l'exécution de ce projet, et c'est avec cette passion que je suis venu me présenter à vos altesses. »
Pénétré de culture biblique, il connaissait les richesses de la reine de Saba et des souverains de la Bible. Il avait lu tout ce qui avait trait au monde habité, récits de voyage et traités savants : l'Histoire naturelle de Pline, les Vies des hommes illustres de Plutarque, la Géographie de Ptolémée, l'Imago Mundi de Pierre d'Ailly, encyclopédie cosmographique et géographique célèbre de la fin du XIVe siècle et le récit de Marco Polo. Certains de ses exemplaires personnels ont été conservés dans la « bibliothèque colombienne » de Séville. Ils sont couverts de notes de sa main, résultats d'interrogations et de méditations inquiètes. À la fin de sa vie, encore, il recopiait ces lignes d'une tragédie de Sénèque : « Viendra le temps dans un avenir lointain, où la mer océane brisera ses chaînes ; et une vaste terre sera révélée aux hommes lorsqu'un marin audacieux comme celui qui se nommait Tiphi et fut le guide de Jason découvrira un nouveau monde ; et alors Thulé ne sera plus la dernière des terres. »
Cet homme fiévreux était aussi un homme seul. Bien que guidé par des préoccupations mercantiles, il n'était le commis de personne. Jacques Heers a montré comment la navigation marchande génoise laissait aux armateurs et aux patrons toute l'initiative, alors qu'à Venise le dirigisme étatique était poussé à l'extrême. Formé dans ce cadre très souple, Colomb savait compter sur ses propres forces et assumer toutes les décisions. Il était de la trempe des marins capables d'affronter seuls l'aventure et l'inconnu. Il avait aussi la force d'âme suffisante pour persévérer dans ses projets et pour s'imposer dans les conflits de personnes.

La carte dite "de Christophe Colomb"

La seule carte marine que l'on puisse attribuer à Colomb traduit bien la dualité du personnage, aussi pleinement engagé dans la réalité concrète des découvertes qu'imprégné de la lecture des auteurs anciens, et nourri de mythes et de légendes. Malgré leur activité connue de cartographes, les frères Colomb ne nous ont transmis de façon incontestable aucune de leurs œuvres. La raison de ces disparitions est peut-être à chercher dans la fragilité du matériau utilisé, le papier, si l'on en croit une allusion de Colomb, ou dans les nombreux voyages et déménagements des deux frères, ou enfin dans l'exigence de secret qui entoura vite leur activité. La carte portulan dite "de Christophe Colomb" est peut-être le seul témoignage de leur art. Elle fut considérée d'un œil neuf par Charles de la Roncière en 1924 lorsqu'il constata une grande analogie entre les légendes latines qu'elle comporte et les notes apposées en marges des ouvrages personnels de Colomb.
Cette carte est divisée en deux parties distinctes. À droite, une carte moderne qui expose des données réelles, notamment les découvertes portugaises le long de la côte africaine, jusqu'au Congo, découvert en 1484. À gauche une petite mappemonde, inscrite dans neuf cercles ou « sphères », qui sont un élément supplémentaire plaidant en faveur de l'attribution de la carte au grand navigateur. Colomb écrivit en effet que certaines de ses cartes comportaient une sphère, détail tout à fait inhabituel dont on ne connaît pas d'autre exemple. Cette mappemonde, qui montre l'Afrique contournée jusqu'au cap de Bonne-Espérance, est par ailleurs fondée sur les tracés de Ptolémée. En outre, elle représente une île importante, au large de la Chine, le paradis terrestre. Lors de son troisième voyage, Colomb croira avoir retrouvé cette terre enchanteresse alors qu'il explorait le golfe de Paria, au nord-est du Vénézuela actuel. Sa conviction naîtra des flots de l'Orénoque dans lesquels il reconnaîtra la source des fontaines du Paradis, d'où coulent, selon la tradition des Anciens, les quatre fleuves sacrés : l'Euphrate, le Tigre, le Gange et le Nil. Il décrira avec complaisance cette nature particulièrement riche et aimable et ses habitants, doux et accueillants, parce que proches de la vie originelle.
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