séries / typologies
l'esthétique de la répétition
L'idée d'une esthétique née de
la répétition d'un même objet sous une forme absolument
identique n'existe pas au XIXe siècle.
La photographie documentaire n'en fournit elle-même guère
de traces. De cette exaltation lyrique de la production de masse, si
fréquente cent ans plus tard, nous ne trouvons que de rares exemples.
Ce que l'on photographie alors dans les usines toutes neuves ce sont
les machines. Quelques images présentées ici ont été
choisies dans des registres très divers entrent par des voies
détournées dans ce thème sciemment exploité
au XXe siècle.
La commande passée à Bruno Braquehais par un fabriquant
de pendules en 1873 est un des rares exemples de l'usage publicitaire
de la photographie avant 1900. Sans doute parce que la publicité
préfère alors des gravures et des chromolithographie brillamment
colorées et joue sur des arguments de vente plus séduisants
que la production de masse.
On découvre dans l'atelier du peintre et sculpteur
Jean-Léon Gérôme une cloison de bois brut couverte
de têtes en plâtre patiné : ce sont les variations
de l'inspiration de l'artiste autour d'une même idée qui
produisent un effet de répétition alors que chacune de
ces œuvres est unique et différente.
Plus tard, un piéton de Paris aussi attentif qu'Atget, relève
au gré de ses promenades dans la capitale, l'étalage d'un
cordonnier ou d'un réparateur de poupées dont la marchandise
semble homogène au premier regard alors qu'il n'en est rien.
L'atelier photographique des usines Schneider du Creusot fournit un
reportage très significatif sur la fabrication des armes durant
la Première Guerre mondiale : la "photographie de classe"
des obus dûment numérotés et présentés
sur plusieurs rangs révèle un réel souci d'efficacité
visuelle de la part du photographe. La méthode n'est pas encore
parfaitement au point : on y pressent cependant l'esprit des grands
reportages dans les usines des années d'entre-deux-guerres.
un leitmotiv du monde moderne
Les objets en séries sont en effet le motif, même
le leitmotiv, par excellence du monde moderne. Indissociables du contexte
économique et social, ils s'inscrivent dans une ère faite
d'abondance des marchés, de production industrielle de masse,
et, dans les années trente, de mouvements de foule organisés.
Ces Temps modernes pour reprendre le titre du célèbre
film de Charlie Chaplin influencent l'esthétique, suscitent un
engouement pour les répétitions visuelles de motifs identiques
(séries) ou similaires (typologies).
La photographie, image mécanique et multipliable à l'infini,
montre une prédilection naturelle pour l'objet manufacturé,
sériel par définition.
Chantres de la modernité industrielle ou stipendiés
par les producteurs, les jeunes photographes s'ingénient à
rendre compte, par des effets de diagonales et de perspective profonde,
d'interminables chaînes de production – de voitures par
René-Jacques ou de chaussettes par Doisneau – et de l'abondance
intarissable des biens offerts à la consommation dont témoigne
l'étalage de poupées photographié par Rogi André.
En matière de publicité, la série
– et la typologie, son corollaire – suggèrent la
production pléthorique et la variété des gammes
de produits proposés par une marque. Laure Albin-Guillot et François
Tuefferd donnent respectivement cette illusion d'abondance et de choix
par une cascade de tubes de pommade Salantale et la multiple
surimpression de paquets de pâtes Lustucru.
Après la Seconde Guerre mondiale, les photographes portent un
regard plus amusé, distant voire critique sur une production
absurdement florissante et des marchands noyés parmi une infinité
de produits similaires, brosses chinoises pour Cartier-Bresson ou souvenirs
de la tour Eiffel pour Rose Nadau.
Les créations à vocation purement esthétique
de la Nouvelle Photographie partagent cette fascination visuelle pour
la répétition d'un motif. Dans les photographies de Sougez
notamment, qu'il s'agisse de piles de linge ou de sardines disposées
en rond, la multiplication de choses simples et leur organisation en
ensembles graphiques élaborés détachent le plus
trivial des objets de sa fonctionnalité première pour
en dégager une esthétique élémentaire.
Certains photographes, enfin, voient dans la répétition
du même une forme de poésie du nombre, arrachant les choses
à leur sens commun, telles les altières harpes de Man
Ray tenant salon dans une petite pièce ou, cadrées par
Brassaï, les milliers de chemises séchant dans une pittoresque
ruelle de Palerme.