natures mortes
La nature morte est pour le peintre un exercice de virtuosité :
il doit rendre par la précision du dessin, la finesse des couleurs
et la transparence des glacis, l'illusion de la vérité.
Il recherche donc les matières et les textures les plus subtiles
ou les plus rares : un verre de Venise, un citron pelé,
une huître fraîche, un pelage de lapin, une coupe d'argent
ciselé ou une simple terre cuite. L'histoire de ce genre en photographie
résume les rapports équivoques que les photographes entretiennent
avec le modèle pictural, s'en inspirant et s'en détournant
tour à tour, par le choix du vocabulaire iconographique et le
jeu des techniques de prises de vue ou de tirages.
des stéréotypes picturaux...
Le photographe qui prend des exemples dans le passé
est limité par une technique qui, au XIXe
siècle et pour une bonne partie du XXe
siècle, ne restitue pas les couleurs, et rend les matières
selon une gamme assez uniforme. Lorsqu'il dispose comme Bilordeaux,
en une ambitieuse composition verticale, tous les poncifs du genre,
coquillages, plumes de paon, épée damasquinée,
on se situe plutôt dans le domaine de la référence
historique voire du pastiche que dans celui de l'invention d'une esthétique
proprement photographique. Certains thèmes aussi classiques que
celui du gibier à plumes pendu par la patte, sont abordés
avec une étonnante continuité des années 1850 (Braun
ou Bolotte) jusqu'au XXe siècle, de
Sougez à Mapplethorpe.
Les préoccupations commerciales, poussant Aubry ou Chauvigné
à piéger la nature au plus près, font voir leurs
œuvres sans prétentions comme les plus fidèles aux stéréotypes
passés.
Il arrive même que des photographes, pourtant
profondément ancrés dans l'esthétique du XXe
siècle, fassent allusion à la tradition la plus ancienne
en laissant apparaître leur signature au cœur même de la
composition, que ce soit sous forme d'un papier punaisé pour
Philippe Pottier ou d'un briquet gravé pour Man Ray.
Le vocabulaire de la nature morte peut aussi être
détourné pour répondre à une recherche esthétique :
ainsi la démarche de Jean-Pierre Sudre photographiant un compotier
de poires pourries relève autant d'une recherche plastique liées
aux textures, moisissures et crépi, que du thème de la
vanité, le temps détruisant la beauté des fruits.
... au langage photographique
Quand le photographe cherche à transposer un code
ancien en langage photographique, il choisit des objets dont les lignes
et le rendu sont exaltés par la bichromie et la matière
du papier dont il varie les contrastes. Ainsi les noirs et blancs poussés
de la composition de Boitouzet (1853) constituent-ils une proposition
très convaincante. Héritière en cela du pictorialisme,
Laure AlbinGuillot innove en tirant ses grandes natures mortes, non
pas aux sels d'argent mais au charbon dont la texture profonde et veloutée
évoque le fusain.
Les natures mortes en négatif d'Henri Le Secq
sont plus hardies encore : elles forment un ensemble original et
sans équivalent avant les audaces des avant-gardes du XXe
siècle. Le Secq choisit des poteries populaires aux dessins contrastés,
deux harengs sur fond de papier peint géométrique aussi
photogéniques dans leur forte simplicité que les objets
industriels disposés dans les rayogrammes de Man Ray.
À l'instar du peintre Dunoyer de Segonzac organisant,
sous l'objectif de Doisneau, les éléments de son prochain
tableau, des photographes tels Sougez ou Sudek ne dérogent pas
à la règle d'une composition préalable à
la prise de vue. Si les objets tendent à se singulariser selon
une épuration visuelle toute moderne, leur agencement dans l'espace
et les effets de lumière exaltant, comme en peinture, les rendus
de matières, n'en requièrent pas moins un traditionnel
travail de préparation.
Sous l'influence du cubisme et du constructivisme, des photographes
comme Florence Henri repoussent au contraire la nature morte aux confins
de ses limites graphiques, les fruits représentés étant
pour elle les prétextes formels à une recomposition géométrique
et abstraite du réel.
Le surréalisme enfin, en la personne de Man Ray, apporte au genre
une dimension d'étrangeté poétique : le poulet
aux ondes rayographiques publié dans Electricité
symbolise une liberté innovante canalisée ici à
des fins publicitaires.