hors-champs / contre-champs
La photographie enregistre la réalité
avec fidélité et précision. C'est pourquoi, dès
l'origine, on eut recours à elle pour reproduire des œuvres ou
des objets que l'on souhaitait garder en mémoire ou pouvoir rapprocher
commodément grâce à la reproduction. Pour ce faire,
le photographe centre autant que possible sa prise de vue mais ne peut
pas toujours éliminer tout à fait le contexte. D'autant
que des contraintes techniques, comme la nécessité de
photographier en plein air, faute de lumière artificielle avant
la fin du XIXe siècle, une optique insuffisante
ou mal maîtrisée ne permettant pas des cadrages assez serrés,
rendent la tâche plus difficile. Les ombres portées, les
reflets involontaires, les interférences de toutes sortes ont
alors peu d'importance, seul compte le fait que le sujet principal figure
bien sur l'image. Notre vision est différente. Nous sommes accoutumés
désormais à une telle perfection technique de l'image
photographique que ces indices du protocole de prise de vue, ces maladresses,
ces négligences, ces intrusions du hasard nous frappent au point
de modifier complètement notre perception du sujet.
Ainsi sommes-nous frappés par les reflets qui
apparaissent dans les miroirs photographiés par Le Gray et d'Atget
: un autoportrait du photographe s'immisçant dans la représentation
d'un meuble précieux ou une réunion de fauteuils houssés
de blanc accentuant la solitude du salon d'apparat dont on veut nous
faire admirer la cheminée. Maniées par de grands auteurs,
ces interférences donnent à la scène une dimension
supplémentaire dont on peut croire qu'elle ne leur a pas échappé
puisqu'on en trouve d'autres exemples aussi heureux dans leur œuvre.
Lorsque Durandelle ou Michelez, pourtant des professionnels chevronnés,
laissent apparaître un chantier, un hall d'exposition et le dispositif
de mise en place de leur sujet, c'est qu'ils ne peuvent faire autrement
et c'est l'incongru rapprochement entre une toile peinte, un motif sculpté
et les cordages, les planches, les échelles environnantes qui
nous charment, comme une échappée visuelle que nous nous
offrons à l'insu du photographe.
Quand, enfin, nous découvrons devant l'objectif
d'un amateur anonyme la série de reproductions d'œuvres de Bouguereau,
c'est le heurt entre les très classiques allégories et
la médiocrité du contexte qui devient le sujet même
de la photographie, oblitérant radicalement la documentation
du peintre au profit de la fascination exercée par ces déesses
calées par des pots de fleurs.
Interférences volontaires
Dans la photographie du XXe
siècle, les effets de hors-champs et de contre-champs ne relèvent
plus de l'accident technique.
L'existence d'objectifs autorisant les effets de loupe sur le sujet
évite au photographe le malencontreux enregistrement d'un hors-champ
indésirable. Si, par hasard, un plan latéral interfère
inopinément sur le sujet saisi, les photographes modernes, par
les techniques de recadrage, peuvent, s'ils le souhaitent, modifier
le résultat final pour ne laisser voir que l'essentiel.
Pour les tenants de la photographie pure comme Weston ou Sougez qui
font le choix d'utiliser une chambre et des négatifs de grand
format, l'orchestration préalable des objets sur un fond neutre,
en intérieur, évite toute forme de hasard et de collision
de champs.
Le jeu sur les champs visuels sont donc, au XXe
siècle, le résultat d'une volonté esthétique
ou discursive de l'opérateur, que la collision des plans soit
provoquée ou acceptée par lui comme un heureux hasard.
Par leur transparence et leurs reflets, les vitrines
sont, pour commencer, un "lieu commun" de la photographie moderne :
superposant les champs (intérieur/extérieur), elles produisent
une confusion des plans génératrice d'abstraction, présente
par exemple dans les Reflets de glace au marché aux puces
de Florence Henri.
Ces raccourcis de perspectives, révélés par la
photographie, occasionnent aussi des effets cocasses ou poétiques.
Le photographe Izis porte ainsi un regard amusé sur le rapprochement,
dans une vitrine, d'une série d'oies déplumées
et ... d'un portrait de la reine d'Angleterre. Dans Paris des rêves,
en 1950, il publie une photographie de chaussettes, pendant à
sa fenêtre sur fond de vieux toits, raccourci spatial où
le poète Jacques Audiberti, commentant l'image, entrevoit de
"beaux rapports imaginaires".
Le recours au hors-champ est souvent le fait de photographes qui, entre
1930 et 1960, portent leurs regards sur le genre humain. L'objet devient
pour eux un commentaire voire une métaphore poétique de
la vie des hommes.
Le leitmotiv du linge qui sèche, conjugué
à un lieu en contre-champ devient le révélateur
intime d'une condition sociale. La serviette noire dans une cour de
Roubaix, par Charbonnier ou la chemise de paysan dans une vallée
des Alpes par Brassaï parlent ainsi de manière suggestive
et pudique du quotidien de leurs possesseurs.
Le contre-champ comme le hors-champ peuvent enfin être interprétés
comme porteurs d'un discours, ou tout du moins d'un constat, sur la
condition humaine. En photographiant le carré de lumière
blanche et vide d'un téléviseur sur fond de chambre de
motel à la décoration kitsch, Elliott Erwitt donne, en
1960, une impression glaçante et désabusée d'un
monde moderne où plus rien ne fait sens.