accumulations
L'accumulation, plus anarchique que les séries
où se répète un seul et même objet, et plus
aléatoire que les arrangements nés d'une intervention
de l'opérateur, était un motif propre à séduire
les surréaliste et les photographes-poètes des années
1950, à l'opposé de l'esthétique épurée
de la Nouvelle Objectivité. On doit aussi comprendre ce goût
pour le hasard des entassements poétiques comme une réaction
humaniste à un monde de plus en plus déshumanisé,
rationalisé par les productions en série de l'industrie.
assemblages circonstanciels
C'est principalement par la connaissance de ce très
riche corpus d'images produites au XXe siècle
que l'on peut tenter d'isoler dans la production du siècle précédent,
des œuvres susceptibles d'être vues comme sa préfiguration.
En effet cet attendrissement nostalgique sur les objets de rencontre
est complètement étranger aux thèmes abordés
par les photographes du XIXe siècle.
Il s'agit donc plutôt de relever des coïncidences visuelles
que d'écrire l'histoire d'un courant. Nous savons cependant que
ces filiations subjectives ou arbitraires jouent actuellement un rôle
essentiel dans l'histoire de la photographie et dans les choix opérés
pour la constitution de collections publiques et privées de photographies.
Qu'ont en commun en effet, si ce n'est d'être choisies
et rassemblées par nous, des œuvres aussi différentes
que celles de Cannelle, Félix Teynard ou de Durandelle ?
Statues religieuses recueillies à la hâte après
un tremblement de terre au Panama, pierres tombales d'un cimetière
arabe d'Assouan, moulages décoratifs sur le chantier du théâtre
du Vaudeville à Paris, fouillis d'étoffes précieuses
dans l'atelier de Fortuny, ces assemblages circonstanciels ont une évidente
beauté formelle qui n'a pas du échapper au photographe
même s'il ne cherchait pas à réaliser là
une œuvre purement esthétique, si le contenu de documentation
était sa motivation première.
Atget, plus téméraire explorateur, s'aventure
sur la terra incognita des ferrailleurs et des chiffonniers
et archive l'indescriptible magma qu'ils ont rassemblé. Cet univers
devient un des lieux de prédilection des surréalistes
qui y traquent les rapprochements insolites d'objets hétéroclites,
de préférence inutiles et anodins, dont la collision fait
surgir un supplément de sens et une nouvelle forme de beauté.
Que Gisèle Freund ait choisi de portraiturer André Breton
au milieu d'une brocante n'a ainsi rien d'un hasard. Erigeant en credo
la provocation de Lautréamont, les surréalistes définissent
en effet la beauté comme la rencontre fortuite sur une table
d'opération d'une machine à coudre et d'un parapluie.
Cette attention particulière portée aux
accumulations disparates explique leur émerveillement dès
les années 1920 pour les photographies d'étalages, de
vitrines, voire de dépotoirs prises à des fins documentaires
par Eugène Atget.
regards d'aujourd'hui sur des objets oubliés
Héritiers de ce double regard, nous sommes aujourd'hui
sensibles à la beauté de certaines photographies documentaires
montrant l'entassement d'objets divers et variés. Telle photographie
de reportage des frères Séeberger sur les amoncellements
de colis pour les prisonniers dans une gare en 1943 nous paraît
ainsi intéressante pour son esthétique cellulaire et organique.
Tel autre reportage de Laure Albin-Guillot dans les réserves
du musée du Louvre pendant la Seconde Guerre mondiale peut être
perçu comme la vision d'une mystérieuse réunion
souterraine.
De manière plus générale, la richesse
de sens inhérente aux accumulations d'objets, inspire les photographes
sensibles à la poésie du rebut, de l'objet trouvé
et du quotidien.
Lieux d'accumulations par excellence, les marchés aux puces et
les foires à la ferraille sont pour eux un terrain d'exploration
privilégié, que ce soit à l'occasion de reportages
de commande (Germaine Krull) ou de promenades contemplatives (Georges
Viollon, René-Jacques).
Le très classique Sougez cède lui-même aux charmes
de la poésie d'un amas d'objets oubliés. Dans un grenier
familial, mis en scène par ses soins, il juxtapose des éléments
susceptibles, dans l'imaginaire collectif de ses contemporains, d'éveiller
la nostalgie de l'enfance (cage à oiseau, cheval de bois...)
Dans une forme toute différente, les rayogrammes où Man
Ray dépose toutes sortes d'objets banals et hétéroclites,
sont une version immatérielle et provoquée de l'accumulation
qui inspire les photographes modernes.