transfigurations
La photographie d'objet de la première moitié
du XXe siècle est le lieu de nombreuses
expériences de la part des avant-gardes cherchant, par des moyens
propres au médium, à détourner les choses de leur
sens commun, à en transcender les formes.
Que ce soit par de simples jeux de lumières, des prises de vue
déformantes ou des manipulations de tirages, ils métamorphosent
les objets en traces énigmatiques, en éléments
abstraits et graphiques ou en langage poétique et repoussent
la lisibilité du document photographique à ses dernières
limites.
Comme l'indique son étymologie, la photographie
est une écriture de lumière et les photographes modernes
en reviennent à ce fondement du procédé pour jouer
sur le réel et le présenter sous un jour nouveau. Que
ce soit à travers une râpe, un cannage de chaise pour Hausmann
ou un film négatif pour Sougez, ils expérimentent tour
à tour les jeux de lumière, les dessins d'ombres et les
effets de transparences susceptibles de dérouter la perception
univoque et circonscrite de l'objet.
Catalyseurs d'effets lumineux, les objets de verre tels bouteilles,
verres ou bocaux sont à ce titre un thème de prédilection
pour de nombreux photographes modernes, du Baron de Meyer à Emmanuel
Sougez en passant par Pierre Boucher ou Willy Zielke.
Laure Albin-Guillot, André Steiner ou Philippe Pottier reprennent
ces expériences formelles et avant tout esthétiques à
des fins publicitaires, pour suggérer notamment la qualité
évanescente des parfums.
D'autres photographes métamorphosent les objets
en intervenant sur la technique de prise de vue et les lois de l'optique.
Kertész, qui découvre le charme des distorsions du corps
par l'eau des piscines et les miroirs déformants de Luna Park
met au point un système équivalent pour obtenir par exemple
l'image distordue d'un verre aux contours plus fluctuant que l'eau qu'il
contient.
Inspirés par la pratique constructiviste du photomontage, Florence
Henri ou Jaroslaw Rössler font de formes d'objets simples (roue
de charrette, poignées de porte) des signes graphiques qu'ils
recomposent de manière abstraite, par des jeux de miroir ou des
superpositions de clichés.
Une autre liberté de prise de vue réside
dans l'usage, répandu à partir de 1918, du photogramme.
Le dadaïste Christian Schad réintroduit cette application
élémentaire du principe photographique, déjà
pratiquée au XIXe siècle, consistant
à placer directement le (ou les) objet(s) sur du papier photosensible
ensuite insolé.
Le résultat est la trace blanche de l'objet (partie du papier
protégée) sur un fond noir (partie exposée). L'absence
de tout objectif et le contact direct de l'objet avec le support de
son image, le paradoxe de son ombre blanche et irréelle sur un
fond sans profondeur donnent au photogramme une dimension d'étrangeté
qui séduit les surréalistes au premier chef.
la technique du photogramme
Man Ray découvre par accident les possibilités
formelles et poétiques de ce procédé qu'il appele
"rayogramme", faisant allusion à la fois à son nom et
à l'effet des rayons.
La référence à la radiographie, technique scientifique
inspirant beaucoup les surréalistes est d'ailleurs sensible dans
les effets recherchés par Man Ray. Dans Electricité,
portfolio publicitaire de 1931 pour la Compagnie parisienne d'électricité,
il fait paraître dix rayogrammes représentant les instruments
ménagers modernes animés par le flux invisible de l'électricité.
L'un de ces appareils, présenté sous le titre de Salle
à manger, semble traversé de rayons X tant est rendue
perceptible sa texture intérieure.
Ainsi, pour les avant-gardes, le photogramme est un nouveau langage
de lumière susceptible de transpercer l'apparence des choses,
d'en convoquer les fantômes, d'en réveiller le caractère
merveilleux et énigmatique.
l'invention de formes nouvelles
Si cette aptitude à faire naître des images
dévoyées et améliorées du réel valut
à Man Ray le qualificatif d'"homme à la tête de lanterne
magique" (André Breton, préface à La Photographie
n'est pas l'art, 1937), les surréalistes – et les photographes
d'avant-garde de manière plus globale – font preuve d'une
grande inventivité, dans les mêmes desseins. Ils pratiquent
ainsi toutes sortes de manipulations, hasardeuses ou calculées,
sur les tirages, cherchant à conférer aux objets des dimensions
nouvelles, sur-réelles.
Maurice Tabard, grand inventeur des formes, applique ainsi à
une photographie de guitares le double procédé de la solarisation
et de la surimpression. La première consiste à insoler,
un court instant, un négatif ou un tirage en cours de développement
pour en inverser les teintes (le blanc devient noir et inversement).
La seconde s'obtient en prenant deux photographies sur un même
négatif ou en superposant deux films au moment du tirage.
de nouveaux objets possibles
La photographie de Raoul Ubac, présentant des
objets banals sous une forme proche du bas-relief, résume la
démarche de ces photographes qui, par le mésusage du médium
photographique confèrent à l'objet une dimension nouvelle.
Selon sa technique de "fossilisation" (superposition solarisée
d'un négatif et d'un positif), Ubac obtient l'image improbable
de fossiles de couverts. Il l'intitule néanmoins Objets possibles,
preuve qu'en partant d'une matière concrète (objets) et
d'un médium objectif, le photographe reste libre d'inventer de
nouveaux univers.