plans rapprochés / cadrages serrés
Photographier un objet au plus près, en remplir
entièrement la surface de l'image, en enregistrer tous les détails,
la texture, la matière, est un des buts que l'on a évidemment
assigné à la photographie dès l'origine :
fournir au scientifique, au collectionneur, à tous les types
de spécialistes une documentation fiable, précise, rapidement
et sûrement constituée.
l'objet mis hors contexte
Pourtant cadrer serré demande paradoxalement une
grande habileté technique et visuelle tant il est difficile et
pour ainsi dire, contre nature, d'arracher matériellement les
objets au monde qui les contient.
Aussi ce genre d'exercice se pratique-t-il surtout, au XIXe
siècle, dans le cadre de projets scientifiques et/ou artistiques
spécifiques. Les pièces de musée en particulier,
déjà soclées et numérotées, sont
les proies idéales pour ces pratiques. Les parties les plus décoratives
des végétaux isolées soigneusement par Charles
Aubry puis Karl Blossfeldt au XXe siècle
se retrouvent épinglées comme des papillons, mises en
relief comme des sculptures.
Félix Nadar pour aider Ponton d'Amécourt
à faire connaître ses recherches sur l'hélice, solution
alors controversée à la locomotion aérienne, photographie
ses maquettes d'hélicoptère. Afin de les isoler absolument
de tout contexte, il est obligé de les faire tenir, avec un dispositif
de ficelles qu'on aperçoit encore sur l'image.
Cette mise hors contexte de l'objet choisi produit, au-delà de
l'efficacité documentaire voulue par ces photographes du XIXe
siècle, un effet annexe. Il est si anormal visuellement d'isoler
radicalement une chose que, ce faisant, on la dénature tout autant
qu'on en restitue une possible vérité. En utilisant de
la manière la plus abrupte la fonction d'enregistrement de la
réalité tangible du monde, propre à la photographie,
on apporte au contraire la preuve que cette réalité n'existe
pas en soi et que l'image produite par l'appareil n'est qu'une
vision de plus, créée par le médium lui-même.
des protocoles d'objectivité
La valeur testimoniale de la photographie continue, au
XXe siècle, de s'appliquer à
toutes sortes d'objets, pris selon un protocole d'objectivité
(plan rapproché, fond neutre et vue frontale) à de simples
fins de présentation : armes du crime, objet scientifique
ou de curiosité, comme ce savon d'espion photographié,
avec sa pancarte, par Rogi André au musée de la Police
de Berlin.
Cette esthétique du constat clinique – présente
aussi dans les catalogues de vente les plus sobres – inspire certains
photographes amenés à représenter des objets industriels.
Cette appropriation par les artistes des productions industrielles de
série n'est pas sans rapport avec l'invention du ready made
par Marcel Duchamp en 1913.
la rupture d'échelle suscite un regard neuf
Les surréalistes André Breton et Man Ray
publient dans La Photographie n'est pas l'art, en 1937, une image
intitulée Cahier acheté à un mendiant. Le
gros plan sur le carnet, dégageant de leur contexte et de toute
échelle de mesure, les motifs réticulés du papier
de la reliure, oblige à une autre perception de l'objet :
vue au microscope ou nébuleuse lointaine, il prend une dimension
sur-réelle par le simple fait du cadrage et du grossissement.
Étonnamment présent – comme la chaise
vue par Florence Henri sur l'île d'Houat – l'objet sélectionné,
mis en avant – et presque en relief, comme une sculpture –
se trouve saisi et cautionné par le cadrage photographique, dans
son essence même, matérielle et silencieuse.
Les plans rapprochés sont par ailleurs un mode esthétique
de représentation de l'objet singulier, au cœur des préoccupations
visuelles de la Nouvelle Objectivité.
Ce point de vue contribue en effet à souligner les formes, les
lignes et la substance de toute chose, des filaments subtils d'une plume
par Pierre Boucher au réseau complexe d'une peau de melon par
Raoul Hausmann.
La rupture d'échelle due au gros plan engendre, selon les ambitions
d'Edward Weston, un regard neuf sur les objets : tel fragment de jarre
pris par René Zuber évoque ainsi les courbes d'une hanche,
telle hélice de paquebot semble, dans le format 6x6 choisi par
Boucher, un trèfle à quatre feuilles... Le cadrage serré
sur les objets isolés de leur contexte par la photographie, fait
ainsi de ces compositions des hymnes à la beauté des choses
les plus quotidiennes et des productions du monde moderne.
l'attention captée par la publicité
Devenu système, le plan rapproché sur l'objet
isolé, se met au service d'une logique commerciale de plus en
plus subtile. Les photographes publicitaires saisissent l'intérêt
de concentrer l'attention du public sur un produit, en l'isolant de
tout propos parasite : ce qu'applique, par exemple, André
Vigneau dans une publicité pour les chaussures Perugia.