Un système iconographique
par Jean-Marie Baldner et Didier Mendibil

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle une nouvelle mise en images du monde a été diffusée en France en particulier sous l’impulsion de la librairie Hachette. La Société de géographie a pris une place importante dans ce nouveau système de collecte et de diffusion iconographique.
 

La chaîne de transmission des images

Un réseau de transmission des informations et des photographies s’est progressivement établi entre des observateurs lointains, souvent des journalistes, des militaires ou des personnels diplomatiques qui étaient parfois associés de près aux explorations, et diverses associations intéressées par la découverte du monde. La plupart d’entre elles étaient liées à la Société de géographie par toutes sortes de relations personnelles et institutionnelles. Une fois ces informations et images analysées, validées et commentées par les scientifiques, elles devenaient accessibles aux éditeurs. Ils prenaient en charge le lourd travail de transposition graphique des photographies en gravures pour permettre leur publication. Celle-ci était assurée par diverses revues et journaux, des guides de voyages et des manuels scolaires.
Dans ce système, les éditions Hachette jouaient un rôle actif en lien direct avec la Société de géographie dont faisaient partie ses principaux collaborateurs : Joanne, Reclus et Schrader. Sous la direction d’Adolphe Joanne elles éditaient, entre autres, des monographies de tous les départements français et de nombreux guides de voyages vendus dans les gares ; sous la direction scientifique d’Elisée Reclus, elles publiaient la Nouvelle Géographie Universelle et bien d’autres ouvrages de référence scientifique largement diffusés ; sous la direction de Franz Schrader, elles élaboraient des atlas et des manuels scolaires (la fameuse collection Lemonnier-Schrader).
Par ailleurs, à côté des grands tirages de la Bibliothèque Rose et de la revue Le journal pour tous, elles soutenaient les publications du Club Alpin Français et dirigeaient la revue Le Tour du Monde. Comme les liens de collaboration entre ces hommes étaient étroits, Hachette se trouvait en position de plaque tournante de la diffusion des connaissances du monde en France.
En matière d’images, la maîtrise était encore plus sensible car les éditions Hachette avaient constitué une importante collection de gravures sur bois élaborées d’après des photographies souvent fournies par la Société de géographie. Etant donné la lourdeur de cet investissement, l’éditeur utilisa abondamment ce fonds iconographique sans hésiter à réutiliser les mêmes images dans toutes ses publications de découverte du monde et de géographie, et ce jusqu’aux dernières années du XIXe siècle alors que, dès le début de la décennie 1880, il était devenu possible d’imprimer directement des photographies sur du papier.
La publication des récits de voyageurs dans Le Tour du Monde a souvent engendré leur imitation partielle par d’autres voyageurs. Dans certains cas, la répétition de ces parcours de découverte a donné lieu à leur transposition en itinéraires touristiques, d’abord fréquentés par un public sélectionné comme ce fut le cas pour l’alpinisme européen. Puis, dans la réitération d’itinéraires de référence plus ou moins idéalisés par les guides et la littérature de voyages, la mise en image répétée des mêmes lieux a joué un rôle considérable pour la fixation et la transmission d’un imaginaire collectif. Certains lieux sont devenus des passages obligés pour des raisons techniques d’accès ou de séjour sur les sites ou pour des raisons d’ordre symbolique. Progressivement, ce tourisme a contribué à la redéfinition d’une nouvelle hiérarchie de hauts-lieux dans laquelle les centres d’intérêt urbains et religieux du tourisme traditionnel ont de plus en plus cédé la place à des sites nouvellement promus pour leur pittoresque. Des endroits tels que Chamonix, Yellowstone, la Sierra de Guadarrama, Srinagar, ont été imposés par le rêve touristique. L’imagerie répétée en a fixé une topographie aisément reconnaissable par un public de plus en plus nombreux à vouloir retrouver, sur place et personnellement, les images admirées ailleurs.
ACTIVITÉ Aujourd’hui, comment s’organise la "chaîne de l’image" ? Qui fournit les images ? Qui les authentifie ? Qui les archive et les diffuse ? Selon quels critères ?
Un exercice permettant de percevoir l’imaginaire collectif consiste à rechercher quelques photographies différentes d’un site touristique que l’on connaît bien puis à demander à d’autres personnes quelles images elles reconnaissent et préfèrent dans cet échantillonnage. Après avoir interrogé plusieurs personnes de cette manière, on commencera à se faire une idée plus précise de l’iconographie la plus répandue dans l’imaginaire collectif.
Une autre façon de procéder consistera simplement à rechercher et à comparer toutes les images fournies par une requête telle que "Etretat", "Rio de Janeiro", "Rome", etc.
 

De la photographie au dessin

Le point délicat de ce système iconographique était le passage de la photographie prise sur le terrain au dessin d’une copie gravée permettant son impression mécanisée. Cela posait plusieurs problèmes qui n’étaient pas tous techniques.
Il y avait d’abord un problème de copie à opérer dans le respect des formes et des contrastes photographiés. Le but était d’obtenir que les noirs et les blancs de la gravure ne soient pas saturés afin de rendre avec précision toutes les nuances de gris de l’original photographique. Selon les contrastes de l’original, plusieurs techniques étaient possibles en variant les outils utilisés pour la gravure du bois ou du métal (de la simple pointe sèche au burin le plus large), en creusant des trames de lignes ou bien des surfaces évidées hérissées de sillons, etc.
On peut en prendre ici quelques exemples :
 

Le résultat pouvait dès lors être plus ou moins fidèle à l’original.
Il y avait aussi de fréquents recadrages dictés par des impératifs d’ordre esthétique ou de format de mise en page, comme c'est le cas de la photographie de la reine de Mohéli.
 
 
 
Il y avait surtout des problèmes de composition dans le détail des images. Certains graveurs avaient été habitués par leur formation "classique" à "décorer" le ciel de contrastes originaux, à peupler les premiers plans de saynètes anecdotiques et, plus souvent encore, à organiser l’équilibre des masses lumineuses sur l’ensemble de l’image de part et d’autre d’une ligne diagonale imaginaire.
C’est à ce genre de difficultés qu’exposait la rencontre, voire l’opposition, entre une tradition graphique ancienne, soucieuse de détails narratifs pittoresques, et la photographie qui s’imposait plutôt par le réalisme, l’observation et la ressemblance d’une présence analogique. Les graveurs ne trahissaient pas l’original mais ils lui donnaient une forme accréditant l’impression que le sujet photographié ressemblait à des images déjà vues ailleurs, auparavant, au risque d’en masquer l’originalité.
 

Cela explique en partie pourquoi le dessin de paysage, vu sur le terrain, est devenu un exercice professionnel canonique dans la formation des étudiants géographes. Emmanuel de Martonne a personnellement contribué à développer chez eux une forme de dessin linéaire particulière qui aidait à lire les volumes et les forces en mouvement à travers le détail des formes topographiques apparentes. Cette façon de dessiner le paysage constituait un exercice d’abstraction des apparences visuelles visant à préparer l’esprit à la compréhension de l’origine des formes présentes sur le terrain : la géomorphologie. Elle adoptait donc une posture "géo-graphique" spécifique et nettement remarquable dans l’ensemble des différentes manières de dessiner un paysage.
ACTIVITÉPour que cela soit plus concret on peut comparer une photographie et un dessin du Ksar d'El Goléa ou une photogrpahie et un dessin de cañon de l'Ouest américain, afin de préciser d’abord les avantages respectifs des différents supports puis de dégager l’intérêt éventuel de leur comparaison sur le plan scientifique ou pédagogique.
images à consulter
 
 

De nouvelles modalités icono-graphiques

Dans la substitution des photographies aux images s’est jouée aussi la possibilité nouvelle d’une connaissance visuelle du monde. La photographie donnait en effet l’impression d’être un lien direct collant à la réalité du monde au point d’en tenir lieu. Son statut de quasi-empreinte du terrain lui conférait donc spontanément des qualités de vérisimilitude – de transparence – qu’on ne reconnaissait pas aux gravures. Cette différence sensible de statut se révèle notamment dans le fait qu’aux gravures était attribuée une fonction emblématique signifiée par un texte de légende neutre et bref, généralement composé d’un nom propre ou commun associé à un nom de lieu : par exemple "le port de Marseille". On trouvait très peu de description systématique des vues ; on ne les questionnait pas ; on n’en discutait pas le point de vue et encore moins le détail car l’image graphique renvoyait simplement à l’analogie d’une réalité située ailleurs, dans le monde.
 

Une nouvelle façon de parler des images…

En revanche, on a assisté à un allongement significatif des commentaires consacrés aux photographies imprimées car elles étaient considérées comme des ouvertures effectives sur le monde. Parmi les géographes, c’est Paul Vidal de la Blache qui a été le premier à oublier et franchir le plan de la représentation pour affirmer la présence réelle du monde dans l’image photographique. Avec et après lui, l’usage des images figuratives du monde est donc passé, pour les géographes, d’un rapport emblématique indirect à un rapport réaliste supposé plus direct au monde représenté. Les commentaires des paysages en sont devenus plus fournis, plus enclins à s’interroger sur les détails visibles et à questionner les formes apparentes. C’est donc une toute autre relation établie entre les images et les textes qui les commentent qui est devenue une des caractéristiques de la nouvelle culture géographique des paysages développée dans les premières années du XXe siècle.
Dans l’esprit de ces géographes, les paysages sont devenus une archive vivante du monde digne d’être interrogée sur place par les scientifiques en s’appuyant sur une méthode d’observation pertinente. Il en a découlé l’adoption d’une façon de décrire les représentations du monde assez caractéristique pour avoir été durablement considérée comme le discours des géographes.
 

… et des mots pour le dire

Il est intéressant de constater qu’après avoir formaté leur façon de photographier les paysages, les géographes ont aussi changé leur façon de les décrire. Ils ont recherché une manière spécifique "d’accrocher des mots aux images", en adoptant des "modalités icono-graphiques" particulières dont on va décrire les grandes lignes (pour plus de détail se reporter aux exercices iconographiques qui suivent).
L’accrochage des mots se caractérise par le choix d’une posture et par celui d’un mode. Parmi les postures possibles, les géographes n’ont pratiquement jamais utilisé les postures les plus imaginaires, les plus interprétatives ou les plus subjectives pour leur préférer les postures jugées plus scientifiques et réalistes à cette époque, de la description et de l’explication.
Une fois choisie cette posture d’objectivation de la dimension visible des paysages, les modalités textuelles effectivement utilisées ont été conditionnées par le genre éditorial et le public qu’il concernait : de préférence l’induction puis la sélection et la généralisation.
Par "induction" on désigne une façon de décrire dans une image ce qui aide à en déduire l’originalité (un lieu, une physionomie ou une circonstance particulière) : c’est une interprétation d’image. La "généralisation" décrit plutôt dans une image ce qu’elle a de plus général, de représentatif et valant pour d’autres images comparables (un type) alors que la "sélection" est une recherche ne visant dans l’image que ce qui répond à un questionnement particulier, généralement spécialisé (recherche d’une forme de végétation).
De ces distinctions, qui seront reprises plus loin, on doit simplement retenir qu’au tournant du siècle, dans le nouveau système iconographique qui se déployait alors à sa portée, la géographie a commencé à diversifier et surtout à spécialiser son approche et donc sa description des paysages photographiés.
Haut de page