Des images pour mémoire
par Jean-Marie Baldner et Didier Mendibil

 

Souvenirs, événements d’exception

La première fonction de la photographie est de garder la mémoire des choses, des êtres et des faits remarquables. La commémoration prend donc une place importante dans les archives photographiques notamment sous la forme de séries de portraits dont le style, généralement stéréotypé, n’incite guère à prolonger la consultation à moins d’être intéressé par l’histoire du costume, de la coiffure ou de la moustache...
En dehors des rencontres officielles ou fortuites entre les hommes que les voyages mettent en contact, quels sont les événements géographiques qui ont mérité d’être fixés dans la mémoire photographique ? Ce sont, principalement, les désordres de la surface terrestre, qu’ils soient de nature climatique, sismique ou volcanique. Ces événements, considérables par leur ampleur, ont toujours frappé les hommes de stupeur et suscité leur curiosité. Ainsi la première photographie publiée dans le numéro 7 des Annales de géographie, en 1893, montrait-elle justement les conséquences d’un séisme survenu à Zante cette année-là.
L’exposition "Trésors photographiques de la Société de géographie", quant à elle, comporte deux vues du séisme de Valparaiso en 1906, une vue de l’éruption du Krakatoa en 1883 et trois vues d’un volcan d’Hawaï en 1881. Le seul événement violent tiré de l’histoire des hommes nous montre dans quel état épouvantable les combats de la guerre de Crimée ont laissé la ville de Sébastopol en septembre 1855. C’est, en quelque sorte, le premier reportage photographique de guerre.
ACTIVITÉDans le flot d’images qui circulent sur les différents médias contemporains, quelle est la place faite à celles qui diffusent les images de catastrophes naturelles ? Ne sont-elles pas les seules qui circulent instantanément d’un bout à l’autre du monde et qui mobilisent, parfois, les opinions mondiales en de vastes élans de générosité tels que celui qui suivit le tsunami du 26 décembre 2004 ?
images à consulter
 
Laquelle de ces images vous touche le plus ? Quelles informations apportent-elles ? Au-delà de leur caractère catastrophique commun, qu’est-ce qui constitue l’intérêt de ces photographies ? Sont-elles géographiques ? artistiques ? ou autre chose encore ?
 

 

 

 

Exemples, emblèmes, types

La signification donnée à la photographie est une chose intéressante car elle met en jeu des statuts différents de l’image. Dans certains cas la photographie vise simplement à fixer un aspect, une forme, une physionomie particulière notamment en vue de sa reprise ultérieure par le dessin. Dès lors ce type de photographie, qui se doit d’être exempte de flous ou de contrastes excessifs pour bien remplir sa fonction descriptive, adopte une posture d’objectivation de ce qu’elle montre. C’est ce détachement du photographe et cette neutralité technique qui font le style réputé "documentaire". On a tendance à identifier la photographie scientifique à ce genre.
À la différence d’un usage particulier de la photographie qui valorise un moment, un fait, un objet ou un être pour leur caractère remarquable, son usage scientifique tend à généraliser, voire banaliser ce qu’il photographie. Par exemple la photographie d’un baobab dans sa totalité au moyen d’un cadrage serré et sans contexte environnant a la qualité "documentaire" de montrer la forme d’ensemble de ce type d’arbre mais elle a aussi, bien souvent, une dimension emblématique consistant à le présenter comme une espèce banale, car biologiquement adaptée au climat tropical, et donc pouvant être considérée comme caractéristique de celui-ci. Les choses ne sont pourtant pas si simples car les baobabs, probablement originaires de Madagascar, ont sans doute été diffusés dans toute l’Afrique tropicale en grande partie parce que des hommes les y ont transplantés… Il en va de même en Europe pour nombre de grands arbres tels que les cèdres ou les marronniers... Que dire des palmiers ou des cocotiers qui sont devenus emblématiques de tous les "paradis touristiques" du monde ?Il y a ainsi des paysages qui portent en eux des références, parfois jusqu’à saturation, de façon stéréotypée, comme sur des cartes postales. C’est au XIXe siècle qu’ont commencé à se fabriquer les stéréotypes qui circulent aujourd’hui.
On peut considérer qu’un véritable usage scientifique des images a pu s’exercer, notamment en géographie, quand on a commencé à ne plus regarder les plantes comme des emblèmes de climats ou les paysages comme des formes pittoresques uniques, pour les considérer plutôt comme des "types" pouvant être généralisés et transposés dans des situations comparables.
En géographie, c’est Vidal de la Blache qui fut un des premiers à renoncer à se placer uniquement devant l’ici et maintenant d’un paysage unique pour préférer y rechercher la manifestation exemplaire de faits d’ordre général pouvant être également vus ailleurs et expliqués par des causes identiques. Il pouvait généraliser à partir de l’observation d’une seule image, parce qu'il avait à l’esprit, au même moment, le souvenir d’un grand nombre d’autres images comparables vues en d’autres lieux. C’est la notion de "type" qu’il utilisait alors volontiers pour caractériser ces faits d’ordre général.
Ainsi la connaissance se construit dans le souvenir et la comparaison des images. L’image "type" vaut pour toutes les autres parce qu’elle a quelque chose de toutes les autres en elle. La forme signifiante circule donc entre toutes les images mémorisées : c’est ce qu'on appelle une lecture "inter-iconique".
ACTIVITÉ On peut essayer, en choisissant quelques paysages au hasard, de se demander à quels autres paysages connus ils nous font penser. Ou bien, plus simplement, en regardant les images obtenues au moyen de la requête "vallée", "plateau" ou "irrigation", par exemple, sur un moteur de recherche, on peut se demander ce qu’elles ont en commun et même tenter, le cas échéant, de le schématiser.
Dans un autre ordre d’idée, on peut s’exercer à trouver -pour un objet complexe tel qu’une sculpture, par exemple- quelle est la meilleure façon d’en rendre compte au moyen d’une seule photographie. Par quel cadrage, quel angle de vue et quel éclairage ? A contrario, on peut même chercher à troubler le spectateur en lui proposant un angle de vue tellement inhabituel sur un objet connu qu’il éprouve une certaine difficulté à le reconnaître. C’est ce que font nombre d’artistes, à commencer par le précurseur László Moholy-Nagy, Franco Fontana ou bien, plus récemment le travail intitulé "à mes pieds" de Marise Laget.
Dans un second temps, pour éprouver l’ambiguïté existant entre les notions d’emblème et de type, auxquelles renvoient souvent les usages photographiques, on peut utiliser des moteurs de recherche d’images avec les mots "type", "typique", "emblème" et "emblématique" et y chercher des exemples de nature géographique. A contrario on peut aussi taper le nom d’un lieu, d’une région ou d’un pays que l’on connaît bien et se demander si les images obtenues relèvent du fait objectif, du type ou de l’emblème. Lorsque l’on rencontre souvent la même image associée de façon excessive à un lieu il s’agit alors d’un stéréotype localisé ou "géotype". L’observation de certaines couvertures de guides de voyages ou de publicités d’agences de voyage en donnera aussi quelque idée.
 

Albums, séries et catalogues

La conservation des photographies a généralement été prévue dès l’origine sous la forme matérielle d’albums. Ces agencements peuvent être consultés tels quels sur Gallica, ce qui permet de situer l'image dans son contexte et aide à lui donner sens. Dans l'album, en effet, toute image est liée à d’autres par des rapports de ressemblance ou d’opposition, par des hiérarchies de mise en page, par l’ordre de déroulement d’un récit ou par des stratégies de signification particulières visant à exprimer telle ou telle idée. La contextualisation des vues apporte donc un supplément d’expressivité pour chaque image et d’explicitation pour leur lecture. La répétition des images est fort instructive car elle montre d’une part les thèmes de prédilection ou de focalisation de l’intérêt du photographe, d’autre part son envie de raconter quelque chose en rapprochant des images dans le dispositif d’une mise en page, d’une succession ou d’un commentaire associé.
ACTIVITÉAnalyse de l’album de la mission du commandant Moll
Cette mission avait pour objectif principal la délimitation frontalière entre le Congo sous autorité française et le Cameroun sous autorité allemande. Le collaborateur scientifique de Moll, Eugène Brussaux, membre de la Société de géographie, qui connaît bien l’Afrique, a élaboré un compte rendu ethnographique de ce voyage. On peut penser que toutes les observations réalisées sur le terrain avaient leur importance dans ce contexte politique particulier. Il est donc intéressant de voir comment les photographies sont ordonnées et mises en page.
L’album de la mission du commandant Moll en Afrique équatoriale en 1906 adopte une mise en page systématique. Chaque page a été placée sous "l’autorité" d’une grande photographie : généralement l’image d’une femme indigène dont la posture renvoie à un type ethnique plusieurs fois confirmé par les titres d’accompagnement. Les images "secondes" qui l’entourent apportent d’autres vues du même sujet ou bien des compléments sur les objets du quotidien de chaque ethnie. Une autre configuration s’organise autour de grandes photographies montrant des regroupements festifs ou rituels des différentes ethnies rencontrées, avec des gros plans plus serrés sur des objets caractéristiques de ces populations. Il y a quelque chose de très systématique dans cette mise en page. On peut se demander si l’ordre qui la structure relève de l’application d’une méthode de collecte d’informations ou bien de l’application des critères d’une typologie des ethnies africaines. La description de la mission rapportée sur deux pages de la revue À travers le monde en 1907 en fournit les conclusions.
images à consulter
 

documents à consulter
 Album de la Mission Moll, 1905-1907 ;
 Description de la mission Moll.

Les contraintes du compte rendu photographique
La comparaison de l'album photographique et de la page correspondante du journal de bord de la mission fait apparaître quelques différences de traitement de la photographie et du commentaire de la "vanneuse moundan" : comment analyser ce décalage ? Peut-on deviner à travers ce décalage des exigences formelles, scientifiques ou politiques auxquelles devait répondre l'auteur d'une mission, perceptibles dans le compte rendu photographique qu'il en a fait ? Quelle est la particularité de son regard, son originalité ou le conformisme de sa posture ? Analyser ses pratiques personnelles Comment organisez-vous votre album personnel de photographies ? Selon quel ordre ? Quels principes de mise en page ? Dans quel ordre et selon quel principe avez-vous éventuellement classé les photographies de vos dernières vacances ? Est-il possible de disposer différemment les mêmes images en changeant leurs commentaires ?
 

Le patrimoine

L’élan d’intérêt pour la recherche historique qui s’est manifesté en Europe dans la première moitié du XIXe siècle a attiré l’attention sur les vestiges monumentaux du passé. En France, Prosper Mérimée inaugura la politique de protection des monuments historiques et déclencha dans le pays un vaste mouvement d’inventaire de toutes les richesses patrimoniales locales. Dans ce contexte, la photographie est apparue comme une technique idéale pour l’archivage systématique et précis des traces du passé. La mission de Maxime Du Camp en Égypte est, de ce point de vue, exemplaire. Là où un dessinateur de talent tel que l’anglais David Roberts pouvait passer des mois à représenter les principaux monuments de l’Égypte ancienne (de 1838 à 1839), là où il aurait fallu plusieurs années à des dessinateurs spécialisés pour simplement relever le détail des bas reliefs et des textes hiéroglyphiques gravés sur les murs des temples, un photographe pouvait en quelques heures faire un travail encore plus complet et plus précis bien qu’il demeurât en noir et blanc.
ACTIVITÉ L'apport de la photographie par rapport au dessin et au texte
En mettant en parallèle les photographies de Maxime Du Camp et les descriptions qu'il donne, imaginer ce que serait cette description sans les photographies, avec ou sans dessins.
document à consulter  Extraits des albums de Maxime Du Camp (cliquer sur Du Camp) ;
 Images des albums de Maxime Du Camp sur Gallica ;
 Extrait du texte d'Égypte, Nubie, Palestine et Syrie.
Les collections de la Société de géographie comptent de nombreuses photographies de monuments visités ou redécouverts dans le cadre de missions géographiques : par Désiré Charnay au Yucatan (à Uxmal et Chichen Itza), Linnaeus Tripe en Inde (à Maduraï et Tanjore), Isidore van Kinsbergen à Java (à Borobudur), Louis Lucien Fournereau au Cambodge (à Angkor), etc. Tous ces noms de sites monumentaux prestigieux figurent aujourd’hui sur la liste très sélective du patrimoine mondial de l’humanité. La photographie, en fixant leur état patrimonial du moment peut faciliter leur restauration, dans le cas d’éventuelles dégradations. Mais elle a aussi livré aux yeux de tous des beautés susceptibles de provoquer des convoitises. Certains monuments ont été livrés au "pillage" d’amateurs d’arts, d’antiquaires ou d'explorateurs peu scrupuleux.
ACTIVITÉ Destin des œuvres d'art
L’analyse d’un extrait de la relation du voyage de Madame de Ujfalvy au Cachemire en 1883 pose la même question que se sont posée beaucoup d’amateurs d’art à différentes époques. Elle est aussi une des grandes questions du monde contemporain sur un patrimoine local qui appartient souvent à l’humanité. Faut-il laisser les œuvres les plus fragiles dans leurs lointains sites d’origine ? Vaut-il mieux les transporter en lieu sûr, dans un musée où un public plus large pourra mieux les découvrir ? Qui en profitera le mieux dans tel ou tel cas ? C’est tout un débat sur le destin des œuvres d’art et sur la finalité de leur conservation dont il peut être intéressant d’énoncer les différents arguments.
images à consulter
 
document à consulter  Description du temple de Martand par Mme Ujfalvy-Bourdon

Le patrimoine de l'humanité
Pour élargir la question il est nécessaire de prendre connaissance de la mobilisation de l’humanité autour de son patrimoine artistique sous l’autorité des Nations Unies et, en particulier, de l’Unesco dont le siège est à Paris.
Avec la liste et une carte mondiale interactive des sites inscrits au patrimoine de l’humanité, il est possible de rechercher, parmi les sites dont les photographies sont proposées ici, lesquels font ou non partie de cette liste et depuis quelle date. On peut aussi s’interroger sur la localisation géographique de l’ensemble de ces monuments classés et, en particulier, sur leur inégale densité. Comment l’expliquer ?
images à consulter
 
sites à consulter  site de l'Unesco ;
 liste et carte mondiale interactive des sites inscrits au patrimoine de l’humanité ;
 sites prestigieux en photographies panoramiques.
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