Une géographie partagée
par Jean-Marie Baldner et Didier Mendibil
Au début du XIX
e siècle,
la géographie
est encore un ensemble disparate de savoirs pratiques, en particulier cartographiques,
qu’elle partage avec d’autres sciences de la nature, principalement
la géologie, la climatologie et la botanique. Elle s’individualise
peu à peu en prenant d’abord quelque distance avec l’histoire
puis en consolidant sa place dans l’Université et le système éducatif
sur lesquels la troisième République appuie sa légitimité.
Mais, là encore, sa finalité n’est pas clairement définie
entre diverses orientations qui s’offrent à elle.
Un savoir mal discipliné
C’est sans doute au sein de la Société de géographie
de Paris que la géographie a commencé, dans la première
moitié du XIX
e siècle, à s'extraire
d'un contour disciplinaire encore très flou puisqu'elle était organiquement
liée à l’histoire
dans le système éducatif et étroitement associée,
sur le terrain, à d’autres sciences de la nature en pleine
gestation (géologie, archéologie, anthropologie, botanique,....).
Deux noms, paradoxalement d’origine étrangère,
encadrent significativement ce demi siècle, celui de Conrad
Malte Brun, premier secrétaire général
de la Société de géographie de Paris, qui fut aussi
l’auteur principal de ce
Précis de Géographie
Universelle qui a été considéré en
France comme
la première synthèse du savoir géographique et celui
d'Alexandre Von Humboldt, qui présida la Société au
milieu du siècle, et est considéré comme le
père de la géographie scientifique moderne pour son aptitude à mobiliser
les connaissances issues de la physique et de la botanique. Il fut aussi
un des premiers à comprendre l’importance du dessin et de
l’imagerie dans la diffusion de la connaissance du monde.
Au moment du second Empire et sous l’influence de certains de ses
membres (Jules Duval, apôtre de la colonisation de l’Algérie,
le ministre des colonies Prosper de Chasseloup-Laubat, etc.) la Société de
géographie sort de son rôle exclusivement scientifique
pour commencer à soutenir l’ambition coloniale. D’où son
soutien au renforcement de l’enseignement de la géographie
(prôné par l’économiste Émile Levasseur
et le géographe Himly comme l’un des moyens de contribuer
au relèvement d’une puissance française ébranlée
par la défaite militaire de 1870). Plus concrètement, en
quelques années, la Société de géographie
suscita la création d’une dizaine de sociétés
de géographie commerciale qui soutenaient ouvertement l’expansion
coloniale. Le géographe bordelais Pierre Foncin fut l’animateur
d’une des plus dynamiques d’entre elles.
Mais, au cours du dernier quart du XIX
e siècle, Paul Vidal de
la Blache installe fermement la géographie dans l’université française
notamment en donnant personnellement priorité à la connaissance
du territoire français, par son
Tableau
de la géographie
de la France (1903), et en assignant à la géographie
humaine une finalité plus scientifique que pratique.
ACTIVITÉ
À partir de l'Introduction du
Précis de Géographie
Universelle de Conrad Malte-Brun et de l'arrivée d'Alexandre
Von Humboldt à Cumana, montrez comment se définit la géographie.
Montrez comment le géographe Pierre Foncin justifie la colonisation dans
La
France extérieure, un des premiers articles rédigés
dans les
Annales de géographie, en 1891.
En quoi les objectifs que Paul Vidal de Blache assigne à la géographie
humaine vous semblent-ils plus scientifiques ?
textes à consulter
Surtout des cartes
Au début du XX
e siècle, la géographie étant
principalement une histoire de l’exploration et du peuplement
du monde, sa première préoccupation était l’élaboration
d’un état cartographique de l’œkoumène,
généralement sous la forme d’atlas.
Pendant tout le XIX
e siècle l’intérêt pour la
cartographie s’est encore accru pour diverses raisons dont les principales
furent :
- certainement, une amélioration générale des moyens
de transports ferroviaires qui rendait les voyages lointains plus aisés
et l’usage des cartes nécessaire ;
- sans doute aussi, le souci politique de faire de plus en
plus coïncider les frontières des états avec celle des
Nations (surtout en Europe) ;
- probablement, la modification à deux reprises de la carte topographique
de référence
de la France : d’abord par le passage de la carte de Cassini à la
carte d’État
major hachurée, ensuite par le remplacement de celle-ci par une carte
en courbes de niveau "au 1/50 000
e" au
début du
XX
e siècle.
C’est dès 1828 qu’Edme-François Jomard avait fait
valoir le principe d’ouvrir à la Bibliothèque Nationale
un lieu propice à la conservation des atlas, des cartes, des plans
et des globes mais ce n’est qu’en 1942 que la Société de
géographie y déposa sa bibliothèque et ses archives
parmi lesquelles 70 000 cartes. (voir l’exposition de la BnF
sur l’
Histoire
de la cartographie)
La forme d’archivage et d’expression des connaissances scientifiques
privilégiée par la Société de
géographie était la
cartographie mais il en allait de même dans l’enseignement de
la géographie. De
fait, avant 1870, les manuels scolaires comme le
Bulletin de la
Société de géographie ont été presque
exclusivement illustrés de cartes et principalement de cartes de localisation
structurées par le tracé des réseaux hydrographiques.
En France, dans l’enseignement élémentaire, l’objectif
de l’enseignement géographique était encore bien souvent
de fixer l’image des circonscriptions départementales en appuyant
sa mémorisation sur celle du réseau hydrographique.
ACTIVITÉL'objectif est de montrer
le rôle de la carte. La
carte du Haut Orénoque,
exploré par
Jean Chaffanjon (1887),
atteste du souci de diffusion d’une connaissance cartographique
de la planète.
À l’aide du logiciel
Google
Earth, retrouver les sources de l’Orénoque en utilisant
leurs coordonnées
cartésiennes :
latitude : 2° 19,5’ 7 ’’ Nord
- longitude : 63° 21’ 42,63’’ Ouest.
Pour plus de détails, se reporter à la carte originale publiée
par Jean Chaffanjon, au récit détaillé des derniers
jours de cette exploration rapporté (pages 381 à 384)
dans la revue
Le Tour du Monde (n° 56), et à son compte
rendu résumé dans le
Bulletin de la Société de
géographie.
documents à consulter
Sur la carte, on remarque le changement d’échelle
nécessaire au repérage des détails du cours du fleuve
et, à l’extrémité orientale de la carte,
l’hommage topographique rendu à Ferdinand de Lesseps, alors
Président en titre de la Société de
géographie.
La relation des derniers jours de l’expédition de Jean Chaffanjon à la
recherche des sources de l’Orénoque montre, à côté de
sa vive curiosité à l’égard des indiens Guahibos
réputés anthropophages, son souci constant pour la cartographie
et l’enregistrement des repères topographiques.
Le compte rendu du
Bulletin est encore plus clair sur l’intérêt
cartographique de cette mission.
Mais il y avait aussi, dans la bibliothèque de la Société de
géographie, environ
100 000
volumes de textes dont une forte proportion de récits de voyages
car ce genre littéraire était le principal support de vulgarisation
des connaissances géographiques. Leur succès commercial
avait été construit en particulier par des revues telles
que Le Magasin pittoresque ou le Tour du Monde, qui
ajoutaient à la minutie des détails rapportés par
les textes la précision visuelle de gravures au réalisme "photographique".
Si bien qu’on vit, à partir des années 1880, certains
manuels scolaires les imiter presque sous la forme de bandes dessinées
pour les écoles élémentaires ou de "livres
de lectures géographiques" et de "livres-atlas" pour
les collèges.
ACTIVITÉIl s'agit de montrer que
la carte n'est pas seulement un objet scientifique, elle est l'expression du
rêve, de l'imaginaire, mais aussi de la contestation.
À travers
les différents
enjeux
de la cartographie, dégagez
la part faite à l'imaginaire.
Après
avoir exploré les enjeux de la cartographie et lu
son
texte, que répondriez
vous à Jules Verne ?
On pourra proposer, pour interroger les œuvres des artistes sur la
carte,
La chasse au Snark de Lewis Carroll où la carte de
l’océan ouvre l’espace comme conquête, orientation
de l’imaginaire, jeu du visible et de l’invisible, exactitude
de l’impossible ou poker menteur sur le tour du monde en une minute
dans n'importe quel sens.
Montrez comment se manifeste l'intérêt d'un certain nombre
d'artistes contemporains pour les cartes en explorant quelques œuvres
contemporaines que vous pouvez retrouver sur Internet :
- L'Univers, Frédéric Bruly-Boubré
- Tavole Zoogeografiche, Claudio Parmiggiani
- Mappa, Alighiero e Boetti
- Mappa, Rebecca Agnes
- Atlas, Marcel Broodthaers
- Carte blanche : Belle Île, Éric Fonteneau
- Cartes du monde, Öyvind
Fahlstrom
-
Cartes d'îles animales de Mitsuharu Yamaoka sur le site du Geographical Survey
Institute du gouvernement japonais.
Le Centre Georges-Pompidou a proposé deux expositions
sur le thème de la cartographie dont on peut consulter les catalogues
en bibliothèque :
- Cartes et figures de la terre, 1980, qui consacre plusieurs
chapitres aux cartes produites par les différentes sociétés
mais aussi aux cartes d'artistes ;
-
L'invention du Monde, destiné au jeune public, à partir
de cartes d'artistes.
Itinéraires d’apprentissage et récits
de voyages
Il est bien connu que "les voyages forment la jeunesse" mais
s’il était fréquemment conseillé aux instituteurs
de sortir faire de la géographie sur le terrain à la fin
du XIXe siècle, on sait bien qu’ils sortaient bien rarement
de leur commune. C'est à travers les exercices de lecture qu'ils
proposaient aux élèves de plus lointains voyages.
L’argument du voyage était le principal moteur des récits
géographiques les plus répandus. En dehors des romans de
Jules Verne et de la Géographie illustrée
de la France et de ses colonies dont il fut également l’auteur,
trois voyages célèbres ont formé la culture géographique
des Français à cette époque.
Pour les jeunes élèves, Le tour de la France par deux
enfants de G. Bruno fut une extraordinaire initiation citoyenne
aux "leçons de choses" enseignées par le voyage
et par l’image de 1876 à 1914.
Pour le grand public cultivé, c’est également un
voyage organisé dans l’agencement méthodique des
informations, des statistiques, des extraits de cartes topographiques
et des gravures en grands formats qui, à la même époque,
a fait de la monumentale Nouvelle Géographie Universelle d’Élisée
Reclus une référence géographique et iconographique
universellement reconnue.
Quant au Voyage en France dont Victor Eugène Ardouin Dumazet
publia les 66 tomes entre 1890 et 1920, il apparaît comme une remarquable
exception dans la production géographique car cette enquête
minutieuse sur la vie économique locale du pays comportait très
peu d’images et ne sacrifiait nullement ni au pittoresque des paysages
ni à l’exotisme des destinations lointaines.
ACTIVITÉL'objectif est de mettre
en évidence l'articulation des différentes écritures géographiques.
Pour faciliter les comparaisons entre ces différentes écritures,
on choisira un endroit situé en France, le Mont
Blanc, dont trois des ouvrages cités ci-dessous ont traité la
géographie. Il peut être intéressant de dégager
les caractéristiques de chacun des textes, puis ce qu’ils contiennent
tous sur le même sujet. Dans un second temps, on peut les comparer à la
géographie contemporaine du Mont Blanc ou bien choisir un autre thème
commun de comparaison.
documents à consulter
La réflexion pourrait ensuite être élargie à la
manière d’écrire des descriptions géographiques,
en particulier à travers une étude de l’évolution
de la description des villes d’Europe dans quatre Géographies
Universelles écrites
aux XIX
e et XX
e siècles
(notamment celles de Conrad Malte-Brun et d’Élisée
Reclus), en se basant sur l'article de Jean-Pierre Chevalier et
Didier Mendibil pour la revue
Mappemonde, n° 56.
document à consulter
Plus généralement, on s’interrogera sur
la façon dont se compose un récit de voyage en se demandant
ce qui le caractérise lorsqu’il est de nature romanesque ou
lorsqu’il est de nature géographique.
Avec de jeunes élèves, on se réfèrera à la
formidable collection des "Carnets de route", des récits
rédigés et illustrés à partir d’archives
photographiques et textuelles authentiques par Jean-Louis Dodeman
aux éditions
Épigones au cours des années 1990, aux ouvrages de François
Place aux éditions Casterman, à l'album sur Darwin,
L'arbre
de vie, de Peter Sís chez Grasset Jeunesse, aux
Lettres
des Isles Girafines d'Albert Lemant chez Seuil Jeunesse, ainsi qu'à
La
fabuleuse découverte des îles du Dragon de Kate Scarborough
chez Grund.