Ouverture océane
Par Frank Lestringant
De véritables compositions picturales
Les cartes portulans sont au départ des cartes partielles, et par conséquent extensibles. Elles sont pleines de trous, ajourées de vides, terrae incognitae des profondeurs continentales, solitudes tumultueuses de l’Océan meublées de naufrages et de monstres marins. Ces vides, précisément, appelaient le remplissage. Presque abstraits au départ, les portulans vont s’enrichir, au fil des décennies et de la diversification des utilisateurs, d’une iconographie qui aujourd’hui encore fait rêver.
Nés du calcul et de la géométrie, ils s’ouvrent bientôt aux puissances de l’imagination et de la poésie. Ce qui a entraîné parfois leur discrédit auprès des savants austères et des géographes de cabinet, mais en même temps les a fait rechercher par les collectionneurs, les bibliophiles et les antiquaires.
L’intérieur des terres, par définition vacant dans ces cartes nautiques, se peuple d’animaux fabuleux comme la licorne ou le griffon, mais aussi des races monstrueuses venues des géographes et naturalistes de l’Antiquité, de Pline et de Solin, telles que les Géants et les Pygmées, les Cyclopes, les Amazones et les Blemmyes sans tête, qui ont le visage au milieu de la poitrine, ou encore les Sciapodes, dont l’unique et gigantesque pied leur sert de parasol, une fois couchés sur le dos. Quant à l’Océan sillonné de lignes de rhumb, il laisse affleurer des archipels multicolores, des îles d’or, d’écarlate ou de sinople. Mais il se charge aussi de batailles navales et de naufrages, avec, ronflant et soufflant au milieu du tumulte, des monstres marins, cachalots et baleines, « bellues » marines recrachant des colonnes d’eau salée sur les infortunés navigateurs. Il y a là moins crédulité qu’humour et hommage, le jeu de l’artiste répondant en mineur au jeu divin de la Création.
Certains portulans offrent de véritables compositions picturales. L’Atlas Miller, un atlas portugais exécuté vers 1519, montre un Brésil peuplé d’Indiens à plumes, de perroquets et de dragons volants. En Floride, sous la légende « Terra Bimene », se niche le paradis terrestre avec ses rochers et cascades, sa végétation luxuriante et ses oiseaux en plein ciel. Cerfs, renards et ours y vivent en bonne intelligence. Mais ce monde peint et représenté n’est pas seulement légendaire : il dévoile aussi les réalités coloniales, comme, dans la carte du Brésil, la traite du bois du même nom, coupé, débité et transporté à dos d’homme par des Indiens nus et bruns.
La scénographie du portulan atteint des sommets avec ce que l’on est convenu d’appeler l’école de Dieppe, une école de cartographie normande héritière de la tradition portugaise et informée par elle. Dans l’Atlas Vallard, de 1547, la carte du Brésil est le prétexte à montrer une scène de troc entre marins normands et Indiens de la côte : des fers de hache et des colifichets contre des singes et des perroquets que tiennent gracieusement trois Indiennes nues, belles comme les trois Grâces. Le geste d’appel du capitaine agitant à bout de bras un miroir, l’invite du chef emplumassé, la pudeur enjouée des Indiennes, tout cela paraît croqué sur le vif. Même naturel et même précision ethnographique dans le Boke of Idrography de Jean Roze (ou John Rotz), un Écossais de Dieppe, dont la carte du Brésil offre un tableau vivant des relations d’alliance entre Français et Tupinamba, qui vont ensemble à la guerre, campent à proximité les uns des autres, organisent la traite du bois brésil. Il ne manque à cette peinture sur vélin ni le « boucan » ou gril chargé de membres humains, ni le village carré entouré de palissades et dont les cabanes ouvertes abritent des hamacs suspendus.
Quant à la
Cosmographie universelle de Guillaume Le Testu, un atlas sur papier dessiné en 1556 par le pilote royal du Havre pour le compte de l’amiral de France Gaspard de Coligny, c’est l’image du monde la plus complète et la plus richement illustrée qui soit sortie de la tradition des portulans. Sa principale singularité est de consacrer près d’un quart de ses cartes régionales – douze sur cinquante – à la mythique Terre Australe, un hypothétique cinquième continent qui, joignant la Terre de Feu à « Java la Grande », ferait contrepoids, au sud, à l’Eurasie boréale. Pour justifier ce qui est largement une fiction, Le Testu, dans ses commentaires, en appelle à « l’imagination », une imagination prospective qui consiste à anticiper les progrès futurs de la connaissance géographique. Nul mensonge dans ce vaste continent verdoyant, où gambadent des indigènes à jupettes de plumes au milieu d’une faune improbable, mais une projection dans l’avenir qui extrapole les maigres jalons posés par des navigateurs portugais ou espagnols dans les années 1520.
Dans la cartographie des portulans, l’usage pratique n’exclut pas la fonction symbolique. La carte n’en sera pas moins utile si elle est belle. Leur aspect ornemental n’empêche pas les portulans de servir, et même de rencontrer un usage politique. La Cosmographie universelle offerte par Le Testu à Coligny, un exemplaire d’apparat richement enluminé, propose à l’amiral de France et à son suzerain, le roi Henri II, un rêve d’empire. Mais, comme le montrent ses relevés précis des côtes du Canada ou du Brésil, ce rêve s’alimente aux navigations les plus récentes. Il comporte une grande part d’exactitude à côté de l’extrapolation la plus hardie. À l’image de son auteur, navigateur et cartographe, corsaire et courtisan, un tel atlas portulan répond simultanément à plusieurs fonctions : il flatte et il enseigne, il réjouit l’œil et, par le stock d’informations qu’il réunit, il prépare l’avenir. Complexe dans sa genèse, multiforme dans ses développements, le portulan n’en est pas moins divers dans ses fins.