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Les cartographes de la Méditerranée aux XVIe et XVIIe siècles

Par Corradino Astengo

Dynasties, ateliers et métier de cartographe

Grâce aux signatures figurant sur les cartes et atlas, on possède pour les XVIe et XVIIe siècles environ quatre-vingts noms d’auteurs, auxquels il faudrait ajouter ceux des cartographes connus seulement par des sources textuelles qui indiquent leur profession.
Sur le plan de la documentation archivistique, l’exemple de la famille Maggiolo de Gênes s’oppose à celui de Battista Agnese, un Génois actif à Venise. Pour les premiers, d’assez nombreux documents permettent de reconstituer la lignée et de suivre les vicissitudes de la vie de ses membres dans la gestion de l’atelier approvato e privilegiato, actif à Gênes dès 1518, qui jouissait d’une position de monopole et profita de subventions publiques. Sur Agnese, au contraire, malgré l’étendue de sa production, les archives n’ont rien révélé, au point qu’il est même difficile de déterminer les limites dans le temps de son activité. Cela tient peut-être à la différence, pour un atelier, entre un statut semi-public et un statut entièrement privé.
La même raison explique sans doute pourquoi les cartes non signées attribuées aux Maggiolo sont si rares – deux ou trois exemplaires en tout –, si bien qu’on peut penser qu’il s’agit d’un simple oubli, alors que plus de la moitié des œuvres attribuées à Agnese sont sans signature. Selon Baldacci1, les copies anonymes auraient été exécutées par le personnel de l’atelier, avec ou sans l’autorisation du patron, et vendues à un prix sensiblement inférieur : cette pratique aurait été possible dans un atelier privé, mais pas dans un établissement public ou semi-public, soumis à plus de contrôles.
Le métier de cartographe échappe aux typologies et l’on devrait plutôt parler de parcours individuels. La limite est floue entre cartographes professionnels et occasionnels. Entrent dans la première catégorie les patrons d’un véritable atelier, actif dans la durée, dont ils tiraient leur principale source de subsistance. Parmi eux, il faudrait compter le Génois Battista Agnese, sans doute le plus productif, avec plus de quatre-vingts cartes et atlas exécutés entre 1536 et 1564. Son atelier de Venise devait être caractérisé par une subdivision des tâches entre cartographes, copistes, dessinateurs, enlumineurs, organisation qui assurait une production continue : pendant l’année 1542, par exemple, furent achevés des atlas signés le 15 mai, le […] juin, le 28 juin et le 25 septembre.

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On peut aussi considérer comme ateliers professionnels celui de Pietro et Jacopo Russo, père et fils, actif entre 1508 et 1588 dans le port de Messine, celui de Giovanni Battista et Pietro Cavallini, père et fils également, actif à Livourne de 1635 à 1688, et, à plus forte raison encore, l’atelier de Vesconte et de Jacopo Maggiolo, qui, avec la charge de magister cartarum pro navigando, eurent même la reconnaissance officielle de la République de Gênes. Toutefois, l’étendue de la production parvenue jusqu’à nous ne semble pas un critère suffisant : les autres membres de la famille Maggiolo qui eurent la charge officielle de cartographe – Cornelio, Nicolò et Cornelio II – étaient des professionnels même s’ils n’ont laissé aucune carte. N’oublions pas que, dans les ateliers, on ne produisait pas seulement des cartes, mais aussi des boussoles et des sabliers et que l’on effectuait les réparations de ces instruments, comme il ressort des archives concernant la famille Maggiolo.
Parmi les cartographes occasionnels, on compte avant tout des hommes de mer, comme le grec Antonio Millo, pilote en chef des ports de Candie et de Zante, et l’amiral vénitien Marco Fassoi. Pour ce dernier, la fabrication de cartes était probablement une activité secondaire, exercée sans but lucratif ; en revanche, au vu de sa riche production, il est difficile d’établir quelle était l’activité prédominante de Millo. Des professions plus inattendues sont aussi représentées dans la cartographie : dans la plus importante de ses œuvres, L’Arte della vera navegatione, Giovan Francesco Monno, de Monaco, se déclare chirurgien. Bartolomeo Crescenzio, Francesco Maria Levanto et Battista Testa Rossa, quant à eux, apparaissent plus comme des savants que comme des cartographes : le peu de cartes qu’ils ont réalisé sert presque exclusivement à soutenir les théories exposées dans leurs œuvres. Enfin, de cette catégorie relèvent également les religieux, qui en général nous ont laissé une seule œuvre, très soignée et vraisemblablement fruit d’études approfondies, comme Nicolò Guidalotti, de Mondavio, auteur d’un atlas qui demanda cinq mois de travail, « du mois de décembre au mois de mai 1646 ».

Les centres de production

On connaît en tout vingt centres de fabrication de cartes portulans en Méditerranée aux XVIe et XVIIe siècles. Huit d’entre eux présentent une riche production, qui renvoie à la présence stable et prolongée dans le temps d’un ou plusieurs ateliers professionnels. Les douze2 autres centres n’ont été, semble-t-il, que des lieux occasionnels de cette activité. Caractéristique importante de la période, les cartographes montrent une remarquable mobilité, se déplaçant d’un port à l’autre, sans doute à la recherche de meilleurs débouchés ou de conditions de travail plus favorables. Certaines politiques locales, plus ouvertes, étaient propices à l’accueil des étrangers qui apportaient des énergies et connaissances nouvelles, par exemple à Venise, Livourne et Marseille. À Gênes, au contraire, le véritable monopole de la famille Maggiolo, amorcé en 1519 et perpétué pendant cent trente ans, empêcha l’arrivée de cartographes étrangers et obligea des cartographes génois comme Battista Agnese et Giovanni Battista Cavallini à émigrer pour exercer leur activité
Parmi les centres les plus productifs, certains étaient déjà actifs au Moyen Âge : Palma de Majorque, Gênes, Venise et Ancône. À Majorque, la cartographie marine entra au début du XVIe siècle dans une phase de décadence, mais elle connut une deuxième floraison hors de l’île grâce à la famille Olives, qui essaima dans les autres ports de la Méditerranée. La souche de cette véritable dynastie est Bartomeu Olives, qui quitta Palma pour s’installer à Venise, puis à Messine et à Palerme. On compte au moins treize cartographes issus de cette famille : en Italie ils changèrent leur nom en Oliva et à Marseille en Ollive. À Venise, bien que la carte géographique ait toujours été tenue pour un instrument de contrôle et de gestion du territoire par les différentes magistratures, on ne semble pourtant pas s’être beaucoup préoccupé des cartes portulans, si importantes pour le commerce et la navigation. Leur production, laissée totalement à l’initiative privée, restait en grande partie aux mains d’étrangers, comme le Génois Battista Agnese, déjà cité, et les Grecs Johannes Xenodocos, Antonio Millo et Giorgio Sideri, dit le Callapoda. À Ancône, la production de cartes portulans ne dura pas longtemps : dans la seconde moitié du XVe siècle, après avoir travaillé à Gênes, Venise et Rome, Grazioso Benincasa, sans doute le cartographe le plus important de son époque, retourna s’établir à Ancône, sa ville natale, où il exerça sa profession de cartographe, suivi par son fils Andrea et par les Freducci père et fils, Conte et Angelo ; la demande locale semble néanmoins avoir été très réduite et toute production cessa au milieu du XVIe siècle. À Gênes, où la production se concentra, comme on l’a vu, entre les mains d’une seule famille, les Maggiolo, la demande en cartes portulans paraît s’être épuisée totalement au XVIIe siècle, probablement du fait du manque d’innovation.

 
Aux centres médiévaux s’ajoutèrent, durant les XVIe et XVIIe siècles, Naples, Messine, Livourne et Marseille, toutes villes caractérisées par un grand accroissement du trafic maritime. À Naples, une cité très peuplée et prospère, la cartographie marine ne se développa que pendant la seconde moitié du XVIe siècle, avec l’arrivée des membres de la famille Olives-Oliva : Jaume, Domingo et Juan Riczo, respectivement père, fils et petit-fils. À la fin du siècle travailla également à Naples le Calabrais Domenico Vigliarolo, qui migra ensuite à Séville – il changea son nom en Domingo de Villaroel et devint cosmógrafo del Rey dans la Casa de contratación. En tout cas, vers 1620, toute activité cartographique semble s’être arrêtée à Naples. Le port de Messine connut lui aussi un grand développement, grâce à sa position centrale dans la Méditerranée et au contrôle du détroit.
Le premier atelier y fut ouvert au début du XVIe siècle par Pietro Russo, à qui succéda son fils Jacopo. Un peu plus tard arriva Joan Martines, probablement catalan, qui nous a laissé une riche production de cartes et atlas portulans. Il fut suivi par d’autres membres de la famille Oliva, parmi lesquels Placidus Caloiro et Oliva, famille qui domina le XVIIe siècle, au moins du point de vue quantitatif, en nous laissant une trentaine d’œuvres. À Livourne, la prospérité de la cartographie est essentiellement due à l’intérêt des grands-ducs de Toscane pour la marine et à la présence de l’ordre des chevaliers de Saint-Étienne, un ordre religieux chevaleresque créé en 1561 pour protéger la Méditerranée contre les Turcs et les Barbaresques. Les cartographes qui y travaillèrent furent surtout des étrangers, tels Vicko Volcic, de Raguse, alias Vincenzo Volcio, Giovanni Oliva, membre de la dynastie des Olives, ou encore Giovanni Battista et Pietro Cavallini, de Gênes. C’est à Marseille que la cartographie marine se développa le plus tardivement, en étroite relation avec la famille Oliva : Giovanni, puis Salvatore et enfin François, qui changea son nom en Ollive. On trouvait aussi à Marseille deux membres de la famille Roussin, Augustin et Jean-François, dont nous ne connaissons pas le degré de parenté, ainsi que, à la fin du XVIIe siècle, au moment du déclin de cette production, Estienne et Jean-André Brémond.
Pour conclure, alors que la clientèle la plus importante était désormais constituée par les membres des classes dirigeantes qui résidaient dans les capitales économiques et culturelles du temps – Rome, Florence, Paris, etc. –, les centres de production des cartes portulans demeurèrent des villes portuaires, dernier lien sans doute de ces coûteux produits manufacturés avec la pratique réelle de la navigation. Cependant, vers la fin du XVIIe siècle, en raison sans doute de prix trop élevés et de changements dans les goûts des commanditaires, l’activité déclina et les ateliers artisanaux où l’on fabriquait les cartes manuscrites disparurent complètement. Il n’y a qu’à Marseille que les cartographes traditionnels surent s’adapter aux nouvelles demandes du marché, en passant à la production de cartes imprimées. Jean-André Brémond s’associa ainsi à Henry Michelot pour commercialiser des cartes marines imprimées s’appuyant toutes sur de nouveaux relevés : ce fut le point de départ de l’hydrographie moderne.
Notes
1. Osvaldo Baldacci, Introduzione allo studio delle geocarte nautiche di tipo medievale e la raccolta della Biblioteca Comunale di Siena, Florence, Olschki, 1990, p. 71.
2. Les centres secondaires se trouvent à Albissola, Alexandrie, Barcelone, Civitavecchia, en Crète, à Malte, Palerme, Pise, Rome, Safed, Sienne et Toulon.
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