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Des hydrographes au bord de la Tamise

XVIe et XVIIe siècles
Par Sarah Tyacke (texte traduit de l’anglais par Laurent Bury)

De l'enregistrement à l'expansion

Les débuts de l’hydrographie1 en Angleterre remontent au milieu du XVIe siècle. En retard sur les Italiens, les Portugais, les Espagnols et les Français, les Anglais étaient poussés par la nécessité d’explorer les mers, à des fins commerciales, guerrières ou colonisatrices, au-delà de leurs eaux territoriales. Les cartes marines étaient produites presque exclusivement à Londres, sur les bords de la Tamise, d’abord dans le prolongement de la tradition cartographique venue de l’Europe continentale, puis du savoir-faire hollandais. Les artisans travaillaient pour les capitaines de navires, en particulier ceux de la Compagnie des Indes orientales, et pour les aristocrates et les marchands qui finançaient les voyages d’exploration et de commerce. La production débuta vers 1560 avec William Borough (1537-1598) et continua jusque vers 1740 avec John Friend (actif de 1703 à 1719) et son fils Robert Friend (actif de 1719 à 1742), les derniers hydrographes membres de la Société des drapiers.
Dessinées entre 1568 et 1587, les cartes de William Borough couvrent les eaux territoriales aussi bien que l’Atlantique, les côtes d’Amérique du Nord, celles d’Espagne, la mer du Nord, la Baltique, le littoral de Norvège et du Nord de la Russie. Borough, devenu le principal pilote de la Compagnie de Moscovie, partit en 1553 avec Richard Chancellor à la recherche du passage du nord-est vers l’Orient. Il finit par atteindre la Nouvelle-Zemble et, peut-être, le fleuve Ob, en Russie : il rendit compte de ces voyages dans une carte manuscrite probablement dessinée en 1568. C’est aussi Borough qui fournit à Anthony Jenkinson des renseignements sur la côte allant du cap Nord, en Norvège, jusqu’à l’Ob, pour la carte que publia en 1570 Abraham Ortelius dans son Theatrum orbis terrarum.
Bien que le nombre de cartes marines anglaises restât faible – il s’agissait plus d’un moyen d’enregistrer des données géographiques que d’un outil de navigation à utiliser en mer –, elles en vinrent, dans les années 1590, à refléter une expérience océanique anglaise en pleine expansion, notamment dans les épisodes de la guerre qui opposa l’Angleterre à l’Espagne de manière discontinue entre 1585 et 1604.
 

Francis Drake

Ces cartes montrent les côtes américaines, depuis la pointe de la Floride jusqu’à la baie de Chesapeake, l’Atlantique sud et le Pacifique, en relation avec les circumnavigations de Francis Drake (1577-1580) et de Thomas Cavendish (1591-1592). Elles reflètent l’intérêt intense que suscitaient chez les corsaires les Caraïbes et la partie septentrionale de l’Amérique du Sud, le trafic d’esclaves en provenance d’Afrique occidentale et les explorations, notamment en Guyane à partir des années 1590. La dernière expédition contre la flotte du trésor espagnole2 que lança Francis Drake en tant que corsaire (1595-1596) est relatée dans le journal illustré de son voyage. Ce ne fut pas un succès et Drake périt en mer, de dysenterie. L’artiste anglais anonyme a représenté les principales terres ainsi que des vues côtières, avec des notes sur l’hydrographie et les abords des ports. Au folio 13, il relate la mort de Drake : « Ce matin, ayant achevé la description de cette terre, le 28 de janvier 1595 [1596, en réalité], étant un mercredi, Sir Francis Drake est mort de flux sanguin, à droite de l’île de Buena Ventura, à environ six lieues en mer, il repose à présent avec le Seigneur. »

Vers les Indes orientales

En 1600, l’hydrographie anglaise incluait les mers entourant le cap de Bonne-Espérance, l’océan Indien et l’Extrême-Orient. C’est en 1598 que Martin Llewellyn (mort en 1634), plus tard intendant de l’hôpital Saint-Barthélemy, à Londres, réalisa la première copie anglaise connue d’un atlas maritime portugais indiquant la route des Indes orientales, avec des ajouts sans doute dus au premier voyage qu’y avait fait Cornelius de Houtman (1595-1597). Cet intérêt pour la « navigation orientale » se maintint au cours du XVIIe siècle, quand Gabriel Tatton (actif à partir de 1600, mort en 1621), produisit en 1620-1621 une série de dix-sept cartes représentant un voyage vers les côtes de Malaisie, de Chine et des îles des Indes orientales.
À cette époque, quelques praticiens s’établirent comme hydrographes professionnels et se mirent à fournir sur commande aux marins des cartes élaborées à partir de relevés originaux, mais il s’agissait plus souvent de copies des cartes qu’ils possédaient dans leurs locaux des bords de la Tamise ; on peut citer Thomas Hood (1556-1620), mathématicien et physicien à l’université de Cambridge, qui enseignait également les mathématiques au Gresham College. Les cartes étaient dessinées en projection plane, à l’encre colorée sur vélin, avec un réseau de lignes de rhumbs entrecroisées et de roses des vents, dans le style des portulans, mais elles incluaient aussi une échelle de latitude. Connues alors sous le nom de Plane (ou Plaine) charts, elles étaient souvent montées sur des panneaux de chêne articulés pour être plus facilement consultées ou rangées en mer. Jusqu’aux années 1740, trente-sept hydrographes sont répertoriés comme maîtres ou apprentis dans les archives de la Société des drapiers de Londres ; et c’est par une relation de maître à apprenti que le contenu et le style des cartes de John Daniel (actif à partir de 1612, mort en 1642) furent transmis, par le biais de son apprenti Nicholas Comberford (actif de 1626 à 1670), à des praticiens prolifiques comme William Hack (actif à partir de 1680, mort en 1708).
Ce dernier copia les atlas maritimes du Pacifique et des Amériques pris aux Espagnols ainsi que des cartes isolées. Comberford est probablement l’auteur de cette carte de l’Amazone jusqu’au confluent du Tapajos, sans doute dessinée vers 1626 et retraçant l’exploration du capitaine Thomas King, qui, entre 1611 et 1618, remonta le fleuve sur trois cent cinquante milles depuis l’embouchure. On y voit les légendaires Amazones nager dans le fleuve ! Comberford et son contemporain John Burston (actif de 1638 à 1675) étaient les meilleurs hydrographes de leur temps et comptaient parmi leur clientèle des personnalités comme Samuel Pepys (1633-1703), lequel suspendait aux murs de son bureau les œuvres très décorées de John Burston.
À la fin du XVIIe siècle, à mesure que le commerce et le fret se développaient, la demande et la production de cartes augmentèrent ; il s’agissait souvent de cartes de pilotage des littoraux présentant un intérêt commercial particulier pour les Anglais, dans l’océan Indien, les Caraïbes et l’Amérique du Nord. De la deuxième moitié du XVIIe siècle ont survécu au moins quatre cents cartes différentes (sans compter l’énorme production de Hack) et l’on connaît huit hydrographes dont ce métier était le gagne-pain.
À la même époque, on commença à publier des cartes et atlas maritimes imprimés réalisés d’après ces cartes manuscrites, et souvent copiés sur les Hollandais : on peut citer l’Arcano del Mare de Robert Dudley (Florence, 1648) et l’English Pilot (Londres, après 1671), imprimés par le fabricant de boussoles et hydrographe du roi Charles II, John Seller (1632-1697). Cette entreprise connut son apogée en 1703 avec les cartes pour la « navigation orientale » de John Thornton (1641-1708), que ses contemporains considéraient comme l’hydrographe de la Compagnie des Indes orientales. On se procurait alors les cartes hollandaises de Joan Blaeu et de ses successeurs pour en faire des copies manuscrites ou pour servir de base à des compilations destinées aux atlas anglais imprimés.
John Seller, par exemple, réalisa une carte de la côte occidentale de l’Inde, du golfe Persique jusqu’à Malabar et copia également des cartes hollandaises du cap de Bonne-Espérance ou d’ailleurs pour l’English Pilot. La représentation des côtes avec l’Est en haut de la carte afin de faciliter le pilotage le long d’un littoral est une caractéristique des cartes marines anglaises conforme à la pratique des Hollandais. Des cartes similaires, modernisées, furent publiées par ses successeurs dans les années 1740. Les cartes marines de Thornton pour l’English Pilot étaient souvent de pures copies de cartes hollandaises, avec quelques améliorations : sa carte à grande échelle, en 1699, du détroit de la Sonde, un passage d’une importance cruciale entre Java et Sumatra, est le décalque d’une carte de Jan Hendricksz. Tim, réalisée à Batavia en 1662 et copiée à Amsterdam par les Blaeu et leurs successeurs jusqu’en 1738.
Même après la publication d’atlas imprimés, le nombre de cartes manuscrites, pour la « navigation orientale » en particulier, semble avoir considérablement augmenté, parallèlement à l’activité hollandaise, anglaise et française dans ces eaux, et ce jusqu’en 1753 au moins, date à laquelle fut publiée la sixième partie du Zee-Fakkel de Van Keulen, celle qui traite de la navigation orientale. En 1758, William Herbert traduisit en anglais le Neptune oriental de l’hydrographe français d’Après de Mannevillette sous le titre A New Directory for the East Indies, après quoi toutes les cartes marines importantes furent imprimées, et complétées le cas échéant par des plans manuscrits des embouchures, ports, etc.
Notes
1. Hydrographie : science et technique qui ont pour objet principal l'établissement et la tenue à jour des cartes marines et de l'ensemble des documents nécessaires à la navigation.
2. Une fois par an, une flotte de navires armés traversait l'Atlantique pour rapporter en Espagne l'or, l'argent et les denrées précieuses des diverses colonies d'Amérique.
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