La cartographie ibérique
Exploration et enjeux géopolitiques aux XVe et XVIe siècles
Par Luisa Martín-Merás Verdejo (texte traduit de l’espagnol par Marie Noual)
La rivalité entre l'Espagne et le Portugal
L’entreprise des découvertes fut lancée par les Portugais, dans l’intention d’atteindre l’Asie en navigant vers l’est, afin de se procurer directement les épices et autres marchandises précieuses dont l’Europe n’était pas disposée à se passer et dont la route terrestre avait été coupée du fait de la chute de Constantinople et de la fermeture de la Méditerranée orientale par les Turcs. À cet objectif s’ajoutait toute une série de raisons qui mêlaient curiosité scientifique et desseins politiques et religieux.
Les Portugais se mirent en route en contournant l’Afrique : en effet, selon les théories de Claude Ptolémée et Pomponius Mela, qui sous-estimaient notablement les dimensions du continent africain, ils pensaient que la traversée vers les Indes serait plus simple et plus courte. Après diverses découvertes géographiques, en 1488, Bartolomeu Dias avait parcouru tout l’Atlantique sud et contourné le cap de Bonne-Espérance, devançant les Espagnols dans l’établissement des routes atlantiques, dans la mesure où, tandis que le Portugal était en paix et jouissait d’une période de stabilité sociale et économique, durant la seconde moitié du XVe siècle, la Castille était plongée dans une rude guerre dynastique et n’avait pas encore achevé la dernière étape de sa guerre de reconquête : celle du royaume musulman de Grenade (1482-1492).
La guerre visant à déterminer qui succéderait à Henri IV, de sa sœur Isabelle ou de sa fille Jeanne, fut aggravée par un conflit international auquel prit part le Portugal, qui appuyait Jeanne. Cette conjoncture permit à Isabelle de s’attaquer au monopole atlantique portugais, mais ses tentatives pour démanteler le commerce avec la Guinée se heurtèrent à la résistance de la flotte portugaise. Lors du traité d’Alcoçovas-Tolède (1479-1480), qui mit fin à la guerre, des zones d’influence furent déterminées : au nord du parallèle des Canaries pour la Castille, au sud pour le Portugal.
Pour les raisons données plus haut, la Castille ne put consacrer ses efforts à l’expansion atlantique à la même époque que le Portugal, mais les projets de conquête et colonisation atlantiques ne lui étaient pas pour autant étrangers puisque, même si la conquête des Canaries avait été entreprise en 1402 à l’initiative de plusieurs nobles sévillans, ce furent les Rois catholiques qui, pour faire face à la menace d’une intervention portugaise, assumèrent en 1477, grâce à des ententes, la charge de conquérir les trois îles manquantes (Grande Canarie en 1480, La Palma en 1492 et Ténérife en 1496). L’archipel devint ainsi la première escale des navires en partance pour l’Amérique, du fait de sa position stratégique exceptionnelle.
Pour mener à bien les explorations atlantiques, les Portugais perfectionnèrent la caravelle, un type de navire qui, de par sa structure, était mieux adapté à cette nouvelle forme de navigation ; on mit en pratique et on expérimenta un nouveau système de navigation en haute mer : la navigation astronomique, différente de la navigation à l’estime utilisée en Méditerranée.
Batailles juridiques : les bulles du pape
La route d’Orient étant fermée, la couronne castillane devait donc chercher une route différente de celle des Portugais. Ce fut Christophe Colomb qui proposa cette route et qui la suivit en 1492. Les principes géographiques sur lesquels s’appuyait Colomb étaient au nombre de deux :
– si la terre était ronde, on devait pouvoir rallier l’Orient en navigant vers l’ouest ;
– en peu de jours et en prenant appui sur certaines îles de l’Océan, il était possible de rejoindre la terre des épices avant les Portugais.
C’était une conception géographique alors communément admise, et fondée sur la notion de rotondité de la Terre. Elle n’avait toutefois pas induit de conséquences pratiques immédiates, tant était puissant le préjugé selon lequel il n’était pas possible de naviguer vers l’occident.
Les découvertes de Colomb provoquèrent un conflit politique avec le Portugal, Jean II estimant que cette expédition avait violé l’espace placé sous sa juridiction : s’appuyant sur le traité d’Alcoçovas, il porta plainte devant la cour espagnole et devant le pape. Néanmoins, les Rois catholiques réussirent à faire émettre par Alexandre III, en 1493, une série de bulles qui leur étaient favorables. En effet, la bulle Inter cætera leur concédait la possession de toute découverte située vers l’occident qui ne fût pas préalablement du ressort d’un autre souverain catholique, et établissait comme ligne de démarcation le méridien passant à cent lieues à l’ouest du cap Vert, ce qui était en contradiction avec le traité d’Alcoçovas, selon lequel revenaient au Portugal les terres placées au sud du parallèle des Canaries. La bulle émise en septembre de la même année, Dudum siquidem, concédait les terres et îles au sud, à l’est et à l’ouest des Indes aux Castillans, annulant la prérogative portugaise. La Castille pouvait donc découvrir par la route occidentale ce que le Portugal n’aurait pas encore découvert ni occupé en passant par la route orientale. La rivalité castillano-portugaise fut donc une nouvelle fois tranchée en faveur des Castillans. Les Portugais contre-attaquèrent en se plaignant de ce que la distance de cent lieues formait un corridor trop étroit pour leurs bateaux en provenance de Saint-Georges-de-la-Mine (golfe de Guinée), qui ne leur permettait pas de profiter des vents alizés et des courants. Cela conduisit à la signature, le 7 juin 1494, du traité de Tordesillas, qui établissait que la ligne de partage, tracée d’un pôle à l’autre, était déplacée à trois cent soixante-dix lieues à l’ouest du cap Vert. C’est dans le cadre du traité de Tordesillas, qui avait délimité les territoires à explorer et qui semblait avoir donné satisfaction aux deux royaumes, que commença l’expansion castillane vers l’Atlantique.
L’expansion Castillane vers l'ouest : Colomb et les voyages andalous
Après le premier voyage de Colomb eurent lieu une série de voyages vers les nouvelles terres découvertes, que nous pouvons classer en plusieurs phases, selon leurs objectifs politico-géographiques.
La première phase, qui comprend les voyages entrepris immédiatement après le premier voyage de Colomb, s’étend de 1494 à 1503, lorsque fut créée la Casa de contratación de las Indias, à Séville. Sur le plan géographique, le mobile de ces voyages était de vérifier si les territoires découverts correspondaient bien à l’archipel qui précédait le continent asiatique selon Ptolémée. Sur le plan politique, leur but était de confirmer que les terres découvertes se situaient bien dans la zone d’influence établie par le traité de Tordesillas. Les voyages de cette première période se dirigèrent vers les Caraïbes et la côte nord de l’Amérique du Sud. Pour cette phase, il convient de mentionner aussi les voyages organisés par les puissances étrangères, qui avaient précédemment mésestimé les projets de Colomb. Ainsi l’Angleterre envoya-t-elle en expédition Jean Cabot, en 1497 et 1498 : poussé par le courant du Labrador, il découvrit Terre-Neuve et le cap Hatteras. Le Portugal dépêcha, dans la même direction, les frères Corte Real en 1498 et 1502 : ils arrivèrent sur les côtes du Labrador et de Terre-Neuve. Et, en 1500, la flotte d’Álvares Cabral rallia le Brésil.
La carte la plus représentative de cette période est la carte universelle de Juan de La Cosa, de 1500, qui instaura le prototype du
padrón real, carte de référence, officielle et secrète, de la Casa de contratación où figuraient les nouvelles découvertes en relation avec le reste du monde. Vint ensuite, vers 1502, la carte de Cantino, portant information des découvertes portugaises au Brésil. La carte de Nicolò de Caverio, qui date de 1504 environ, semble aussi d’origine portugaise. La carte de Pirî Reis, qui clôt cette période, décrit l’état des découvertes en 1503, bien qu’elle soit datée de 1513.
La recherche d'un passage : l'expédition de Magellan
La deuxième phase des découvertes espagnoles s’étend de 1504 à 1513, lorsque commence à s’imposer dans les esprits l’idée d’un nouveau continent, quarta pars ou mundus novus, que le voyage de Vespucci, au service des Portugais, en 1502, avait suggérée – une idée en fait largement répandue parmi les esprits éclairés en Europe. À cette époque, en cumulant les données des découvertes espagnoles et lusitaniennes, on obtenait une représentation assez claire de l’extension des côtes orientales de l’Amérique du Sud et, de ce fait, il devenait difficile de maintenir les théories de Colomb.
Sur le plan géographique, l’objectif des nouvelles expéditions était de chercher un passage qui permît de rallier les Indes. Les Antilles et l’Amérique centrale ainsi que la côte sud du continent furent le lieu de ces recherches. La carte universelle de Pesaro (vers 1506) illustre cette étape. La carte universelle du comte Ottomano Freducci est signée et datée à Ancone mais elle présente une date raturée. C’est une carte de la navigation atlantique sur parchemin, issue de sources espagnoles, où sont représentées les découvertes faites jusqu’en 1513, y compris celle de la Floride par Ponce de León.
La troisième phase des expéditions s’étendrait de 1514 à 1523. Elle commence avec la nouvelle de la découverte de la mer du Sud par Núñez de Balboa, en 1513, et de terres s’étendant vers le sud, pleines de richesses fabuleuses. Les conceptions géographiques de l’époque, qui amenèrent Balboa à penser que la terre que l’on apercevait au sud de l’isthme de Panama était une péninsule où se situerait le passage vers les Indes, sont exprimées sur l’unique carte qui nous soit parvenue faisant état de cette découverte : le padrón des Antilles et de l’Amérique du Sud, qui inclut les découvertes de Núñez de Balboa (vers 1518). Cette découverte suppose une inflexion des projets des Castillans en ceci qu’elle invalidait, dans cette région, l’idée d’un passage vers les Moluques, où les Portugais étaient arrivés en 1511. C’est alors, en 1515, que fut organisé le voyage vers El Maluco de Juan Díaz de Solís, qui n’alla pas au-delà du fleuve de La Plata où il pensait trouver le détroit.
Face à cet échec, une nouvelle expédition, comprenant cinq navires, eut lieu en 1519 afin de rechercher le détroit plus au sud du continent. Elle était placée sous le commandement du Portugais Fernand de Magellan, lequel arriva à traverser le détroit qui porte son nom et le Pacifique, pour arriver aux Moluques dix ans après les Portugais. En dépit de nombreuses difficultés et après la mort de Magellan sur l’île de Cebu, seule des cinq embarcations de l’expédition, la Victoria rejoignit Séville, le 6 septembre 1522 en ayant réalisé la première circumnavigation du globe terrestre.
Le voyage de Magellan achevé par Sebastián Elcano, qui confirmait les théories sur la rotondité de la Terre, eut des répercussions dans toute l’Europe et stupéfia les intellectuels européens, qui durent mettre à jour leurs conceptions géographiques pour les concilier avec les nouvelles données. La carte des Moluques de Nuño García de Toreno de 1522 fut établie pour rendre compte à l’empereur Charles Quint du déroulement du voyage. La grande carte universelle qui se trouve à Turin, et qui date de 1523 environ, résulte des rectifications qui furent apportées au padrón real à la suite du voyage de Magellan.
La quatrième et dernière étape des expéditions s’étend de 1524 à 1530. La prouesse de la Victoria devait raviver le problème diplomatique entre l’Espagne et le Portugal, que l’on avait cru réglé par le traité de Tordesillas. Les difficultés politiques et géographiques – causées par l’impossibilité technique de tracer l’antiméridien des Moluques, qui aurait permis d’attribuer l’archipel à l’une ou l’autre des deux nations – firent redoubler d’efforts pour trouver un passage au nord du continent. Cela conduisit à la reconnaissance de l’ensemble de la côte atlantique de l’Amérique du Nord.
Pour parvenir à un accord politique fondé sur des termes géographiques, on organisa une série de réunions de savants à Elvas et Badajoz, qui donnèrent lieu à d’âpres négociations et à une guerre ouverte dans les mers d’Asie. La carte universelle, dite de Castiglioni, attribuée à Diego Ribero, de 1525, la carte universelle de Salviatti (de Nuño García de Toreno, 1525) et les cartes de Vespucci de 1524 et 1526 présentent avec des résultats inégaux les conceptions espagnoles exposées lors du sommet d’Elvas-Badajoz. La carte universelle anonyme de 1527 et les deux cartes de Diego Ribero de 1529 tendaient probablement à faire valoir les intérêts espagnols auprès des cours européennes.
Finalement, en 1529, en vertu du traité de Saragosse, les Moluques étaient attribuées au Portugal (elles étaient bien dans leur zone d’influence) et l’Espagne recevait une compensation de trois cent cinquante mille ducats. Il fut aussi stipulé que la ligne de démarcation devait être tracée provisoirement à 17° à l’est de l’archipel.
Ainsi s’achève ce bref survol des conflits géopolitiques surgis entre les deux monarchies ibériques, que leurs explorations atlantiques mettaient en compétition. On a vu les découvertes géographiques de l’époque et les représentations cartographiques qui en sont résultées. Deux traités encadrent ces événements : celui de Tordesillas, en 1494, et celui de Saragosse, en 1529, qui donne une conclusion pacifique à la rivalité entre les deux couronnes ibériques, unies par de forts liens familiaux. Dès lors, chacune s’implantera dans les nouvelles terres conquises, qu’elle colonisera : le Portugal en Asie et au Brésil, l’Espagne en Amérique et aux Philippines.