I -
L'avenir
Au vingtième siècle, il y aura une
nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne lempêchera pas
dêtre libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de
lhumanité. Elle aura la gravité douce dune aînée. Elle sétonnera de
la gloire des projectiles coniques, et elle aura quelque peine à faire la différence
entre un général darmée et un boucher ; la pourpre de lun ne lui
semblera pas très distincte du rouge de lautre. Une bataille entre Italiens et
Allemands, entre Anglais et Russes, entre Prussiens et Français, lui apparaîtra comme
nous apparaît une bataille entre Picards et Bourguignons. Elle considérera le gaspillage
du sang humain comme inutile. Elle néprouvera que médiocrement ladmiration
dun gros chiffre dhommes tués. Le haussement dépaules que nous avons
devant linquisition, elle laura devant la guerre. Elle regardera le champ de
bataille de Sadowa de lair dont nous regarderions le quemadero de Séville. Elle
trouvera bête cette oscillation de la victoire aboutissant invariablement à de funèbres
remises en équilibre, et Austerlitz toujours soldé par Waterloo. Elle aura pour
"lautorité" à peu près le respect que nous avons pour
lorthodoxie ; un procès de presse lui semblera ce que nous semblerait un
procès dhérésie ; elle admettra la vindicte contre les écrivains juste
comme nous admettons la vindicte contre les astronomes, et, sans rapprocher autrement
Béranger de Galilée, elle ne comprendra pas plus Béranger en cellule que Galilée en
prison. E pur si muove, loin dêtre sa peur, sera sa joie. Elle aura la
suprême justice de la bonté. Elle sera pudique et indignée devant les barbaries. La
vision dun échafaud dressé lui fera affront. Chez cette nation, la pénalité
fondra et décroîtra dans linstruction grandissante comme la glace au soleil
levant. La circulation sera préférée à la stagnation. On ne sempêchera plus de
passer. Aux fleuves frontières succéderont les fleuves artères. Couper un pont sera
aussi impossible que couper une tête. La poudre à canon sera poudre à forage ; le
salpêtre, qui a pour utilité actuelle de percer les poitrines, aura pour fonction de
percer les montagnes. Les avantages de la balle cylindrique sur la balle ronde, du silex
sur la mèche, de la capsule sur le silex, et de la bascule sur la capsule, seront
méconnus. On sera froid pour les merveilleuses couleuvrines de treize pieds de long, en
fonte frettée, pouvant tirer, au choix des personnes, le boulet creux et le boulet plein.
On sera ingrat pour Chassepot dépassant Dreyse et pour Bonnin dépassant Chassepot.
Quau dix-neuvième siècle, le continent, pour lavantage de détruire une
bourgade, Sébastopol, ait sacrifié la population dune capitale, sept cent
quatre-vingt-cinq mille hommes, cela semblera glorieux, mais singulier. Cette nation
estimera un tunnel sous les Alpes plus que la gargousse Armstrong. Elle poussera
lignorance au point de ne pas savoir quon fabriquait en 1866 un canon pesant
vingt-trois tonnes appelé Big Will. Dautres beautés et magnificences du
temps présent seront perdues ; par exemple, chez ces gens-là, on ne verra plus de
ces budgets, tels que celui de la France actuelle, lequel fait tous les ans une pyramide
dor de dix pieds carrés de base et de trente pieds de haut. Une pauvre petite île
comme Jersey y regardera à deux fois avant de se passer, comme elle la fait le 6
août 1866, la fantaisie dun pendu dont le gibet coûte deux mille huit cents
francs. On naura pas de ces dépenses de luxe. Cette nation aura pour législation
un fac-similé, le plus ressemblant possible, du droit naturel. Sous linfluence de
cette nation motrice, les incommensurables friches dAmérique, dAsie,
dAfrique et dAustralie seront offertes aux émigrations civilisantes ;
les huit cent mille bufs, annuellement brûlés pour les peaux dans lAmérique
du Sud, seront mangés ; elle fera ce raisonnement que, sil y a des bufs
dun côté de lAtlantique, il y a des bouches qui ont faim de lautre
côté. Sous son impulsion, la longue traînée des misérables envahira magnifiquement
les grasses et riches solitudes inconnues ; on ira aux Californies ou aux Tasmanies,
non pour lor, trompe-lœil et grossier appât daujourdhui, mais
pour la terre ; les meurt-de-faim et les va-nu-pied, ces frères douloureux et
vénérables de nos splendeurs myopes et de nos prospérités égoïstes, auront, en
dépit de Malthus, leur table servie sous le même soleil ; lhumanité
essaimera hors de la cité-mère, devenue étroite, et couvrira de ses ruches les
continents ; les solutions probables des problèmes qui mûrissent, la locomotion
aérienne pondérée et dirigée, le ciel peuplé dair-navires, aideront à ces
dispersions fécondes et verseront de toutes parts la vie sur ce vaste fourmillement des
travailleurs ; le globe sera la maison de lhomme, et rien nen sera
perdu ; le Corrientes, par exemple, ce gigantesque appareil hydraulique naturel, ce
réseau veineux de rivières et de fleuves, cette prodigieuse canalisation toute faite,
traversée aujourdhui par la nage des bisons et charriant des arbres morts, portera
et nourrira cent villes ; quiconque voudra aura sur un sol vierge un toit, un champ,
un bien-être, une richesse, à la seule condition délargir à toute la terre
lidée patrie, et de se considérer comme citoyen et laboureur du monde ; de
sorte que la propriété, ce grand droit humain, cette suprême liberté, cette maîtrise
de lesprit sur la matière, cette souveraineté de lhomme interdite à la
bête, loin dêtre supprimée, sera démocratisée et universalisée. Il ny
aura plus de ligatures ; ni péages aux ponts, ni octrois aux villes, ni douanes aux
Etats, ni isthmes aux océans, ni préjugés aux âmes. Les initiatives en éveil et en
quête feront le même bruit dailes que les abeilles. La nation centrale doù
ce mouvement rayonnera sur tous les continents sera parmi les autres sociétés ce
quest la ferme modèle parmi les métairies. Elle sera plus que nation, elle sera
civilisation ; elle sera mieux que civilisation, elle sera famille. Unité de langue,
unité de monnaie, unité de mètre, unité de méridien, unité de code ; la
circulation fiduciaire à son plus haut degré ; le papier-monnaie à coupon faisant
un rentier de quiconque a vingt francs dans son gousset ; une incalculable plus-value
résultant de labolition des parasitismes ; plus doisiveté larme
au bras ; la gigantesque dépense des guérites supprimée ; les quatre
milliards que coûtent annuellement les armées permanentes laissés dans la poche des
citoyens ; les quatre millions de jeunes travailleurs quannule honorablement
luniforme restitués au commerce, à lagriculture et à
lindustrie ; partout le fer disparu sous la forme glaive et chaîne et reforgé
sous la forme charrue ; la paix, déesse à huit mamelles, majestueusement assise au
milieu des hommes ; aucune exploitation, ni des petits par les gros, ni des gros par
les petits ; et partout la dignité de lutilité de chacun sentie par
tous ; lidée de domesticité purgée de lidée de servitude ;
légalité sortant toute construite de linstruction gratuite et
obligatoire ; légout remplacé par le drainage ; le châtiment remplacé
par lenseignement ; la prison transfigurée en école ; lignorance,
qui est la suprême indigence, abolie ; lhomme qui ne sait pas lire aussi rare
que laveugle-né ; le jus contra legem compris ; la politique
résorbée par la science, la simplification des antagonismes produisant la simplification
des événements eux-mêmes ; le côté factice des faits séliminant ;
pour loi, lincontestable, pour unique sénat, linstitut. Le gouvernement
restreint à cette vigilance considérable, la voirie, laquelle a deux nécessités,
circulation et sécurité, lEtat nintervenant jamais que pour offrir
gratuitement le patron et lépure. Concurrence absolue des à-peu-près en présence
du type, marquant létiage du progrès. Nulle part lentrave, partout la norme.
Le collège normal, latelier normal, lentrepôt normal, la boutique normale,
la ferme normale, le théâtre normal, la publicité normale, et à côté la liberté. La
liberté du cur humain respectée au même titre que la liberté de lesprit
humain, aimer étant aussi sacré que penser. Une vaste marche en avant de la foule Idée
conduite par lesprit Légion. La circulation décuplée ayant pour résultat la
production et la consommation centuplées ; la multiplication de pains, de miracle,
devenue réalité ; les cours deau endigués, ce qui empêchera les
inondations, et empoissonnés, ce qui produira la vie à bas prix ; lindustrie
engendrant lindustrie, les bras appelant les bras, luvre faite se
ramifiant en innombrables uvres à faire, un perpétuel recommencement sorti
dun perpétuel achèvement, et, en tout lieu, à toute heure, sous la hache féconde
du progrès, ladmirable renaissance des têtes de lhydre sainte du travail.
Pour guerre lémulation. Lémeute des intelligences vers laurore.
Limpatience du bien gourmandant les lenteurs et les timidités. Toute autre colère
disparue. Un peuple fouillant les flancs de la nuit et opérant, au profit du genre
humain, une immense extraction de clarté. Voilà quelle sera cette nation.
Cette nation aura pour capitale Paris, et ne sappellera point la France ; elle
sappellera lEurope.
Elle sappellera lEurope au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus
transfigurée encore, elle sappellera lHumanité.
LHumanité, nation définitive, est dès à présent entrevue par les penseurs, ces
contemplateurs des pénombres ; mais ce à quoi assiste le dix-neuvième siècle,
cest à la formation de lEurope.
Vision majestueuse. Il y a dans lembryogénie des peuples, comme dans celle des
êtres, une heure sublime de transparence. Le mystère consent à se laisser regarder. Au
moment où nous sommes, une gestation auguste est visible dans les flancs de la
civilisation. LEurope, une, y germe. Un peuple, qui sera la France sublimée, est en
train déclore. Lovaire profond du progrès fécondé porte, sous cette forme
dès à présent distincte, lavenir. Cette nation qui sera palpite dans
lEurope actuelle comme lêtre ailé dans la larve reptile. Au prochain
siècle, elle déploiera ses deux ailes, faites, lune de liberté, lautre de
volonté.
Le continent fraternel, tel est lavenir. Quon en prenne son parti, cet immense
bonheur est inévitable.
Avant davoir son peuple, lEurope a sa ville. De ce peuple qui nexiste
pas encore, la capitale existe déjà. Cela semble un prodige, cest une loi. Le
ftus des nations se comporte comme le ftus de lhomme, et la mystérieuse
construction de lembryon, à la fois végétation et vie, commence toujours par la
tête.
Victor
Hugo, Introduction au Paris - Guide de lexposition universelle de 1867
Paris : Librairie internationale, 1867 : Chapitre I
"LAvenir". |