Stahlstadt :
La cité de lacier
Cest au centre de ces villages,
au pied même des Coals-Butts, inépuisables montagnes de charbon de terre, que
sélève une masse sombre, colossale, étrange, une agglomération de bâtiments
réguliers, percés de fenêtres symétriques, couverts de toits rouges, surmontés
dune forêt de cheminées cylindriques, et qui vomissent par ces mille bouches des
torrents continus de vapeurs fuligineuses. Le ciel en est voilé dun rideau noir,
sur lequel passent par instants de rapides éclairs rouges. Le vent apporte un grondement
lointain, pareil à celui dun tonnerre ou dune grosse boule, mais plus
régulier et plus grave.
Cette masse est Stahlstadt, la Cité de lAcier, la ville allemande, la propriété
personnelle de Herr Schultze, lex-professeur de chimie dIéna, devenu, de par
les millions de la Bégum, le plus grand travailleur du fer et, spécialement, le plus
grand fondeur de canons des deux mondes.
Il en fond, en vérité, de toutes formes et de tout calibre, à âme lisse et à raies,
à culasse mobile et à culasse fixe, pour la Russie et pour la Turquie, pour la Roumanie
et pour le Japon, pour lItalie et pour la Chine, mais surtout pour lAllemagne.
Grâce à la puissance dun capital énorme, un établissement monstre, une ville
véritable, qui est en même temps une usine modèle, est sortie de terre comme à un coup
de baguette. Trente mille travailleurs, pour la plupart Allemands dorigine, sont
venus se grouper autour delle et en former les faubourgs. En quelques mois, ses
produits ont dû à leur écrasante supériorité une célébrité universelle.
Le professeur Schultze extrait le minerai de fer et la houille de ses propres mines. Sur
place, il les transforme en acier fondu. Sur place, il en fait des canons.
En industrie canonnière comme en toutes choses, on est bien fort lorsquon peut ce
que les autres ne peuvent pas. Et il ny a pas à dire, non seulement les canons de
Herr Schultze atteignent des dimensions sans précédent, mais, sils sont
susceptibles de se détériorer par lusage, ils néclatent jamais.
Lacier de Stahlstadt semble avoir des propriétés spéciales. Il court à cet
égard des légendes dalliages mystérieux, de secrets chimiques. Ce quil y a
de sûr, cest que personne nen sait le fin mot.
Ce quil y a de sûr aussi, cest quà Stahlstadt, le secret est gardé
avec un soin jaloux.
En arrivant sous les murailles mêmes de Stahlstadt, nessayez pas de franchir une
des portes massives qui coupent de distance en distance la ligne des fossés et des
fortifications. La consigne la plus impitoyable vous repousserait. Il faut descendre dans
lun des faubourgs. Vous nentrerez dans la Cité de lAcier que si vous
avez la formule magique, le mot dordre, ou tout au moins une autorisation dûment
timbrée, signée et paraphée." France-Ville " [...]
Il était sept heures du soir.
Cachée dans dépais massifs de lauriers-roses et de tamarins, la cité
sallongeait gracieusement au pied des Cascades-Mounts et présentait ses quais de
marbre aux vagues courtes du Pacifique, qui venaient les caresser sans bruit. Les rues,
arrosées avec soin, rafraîchies par la brise, offraient aux yeux le spectacle le plus
riant et le plus animé. Les arbres qui les ombrageaient bruissaient doucement. Les
pelouses verdissaient. Les fleurs des parterres, rouvrant leurs corolles, exhalaient
toutes à la fois leurs parfums. Les maisons souriaient, calmes et coquettes dans leur
blancheur. Lair était tiède, le ciel bleu comme la mer, quon voyait miroiter
au bout des longues avenues.
Un voyageur, arrivant dans la ville, aurait été frappé de lair de santé des
habitants, de lactivité qui régnait dans les rues. On fermait justement les
académies de peinture, de musique, de sculpture, la bibliothèque, qui étaient réunies
dans le même quartier et où dexcellents cours publics étaient organisés par
sections peu nombreuses, - ce qui permettait à chaque élève de sapproprier à lui
seul tout le fruit de la leçon. La foule, sortant de ces établissements, occasionna
pendant quelques instants un certain encombrement ; mais aucune exclamation
dimpatience, aucun cri ne se fit entendre. Laspect général était tout de
calme et de satisfaction.
Jules Verne, Les
Cinq cents millions de la Bégum
Paris, J. Hetzel, 1879 " Stahlstadt : La cité de lacier " |