Opinions
courantes
Voici donc ce que jappris. Dans
ce pays, si un homme tombe malade ou contracte une maladie quelconque, ou saffaiblit
physiquement dune manière quelconque avant soixante-dix ans, il comparaît devant
un jury composé de ses concitoyens, et sil est reconnu coupable il est noté
dinfamie et condamné plus ou moins sévèrement selon les cas. Les maladies sont
classées en crimes et délits comme les violations de la loi chez nous : on est puni
très sévèrement pour une maladie grave, tandis que laffaiblissement de la vue ou
de louïe quand on a plus de soixante-cinq ans et quon sest toujours
bien porté jusque-là, nest sujet quà une amende ou, à défaut de paiement,
à la prison.
Mais si un homme contrefait un chèque ou met volontairement le feu à sa maison, ou
sil vole avec effraction, ou sil commet toute autre action qui est
considérée comment un crime chez nous, dans tous ces cas, ou bien il est mis à
lhôpital et très bien soigné aux frais du public, ou bien, sil en a les
moyens, il fait savoir à ses amis quil vient dêtre pris dun violent
accès dimmoralité, exactement comme nous faisons quand nous sommes malades, et
alors ses amis viennent le voir, pleins de sollicitude, et lui demandent avec intérêt
comment cela la pris, quels ont été les premiers symptômes, et ainsi de suite,
questions auxquelles il répond avec une entière franchise ; car une mauvaise
conduite, bien que regardée comme quelque chose daussi digne de pitié que la
maladie lest pour nous, et comme lindication certaine dun dérangement
grave chez la personne qui se conduit mal, est pourtant considérée uniquement comme le
résultat dune malchance antérieure ou postérieure à la naissance.
Mais le plus étrange de cette affaire cest que, tout en attribuant les fautes
morales à de la malchance soit dans le tempérament quon a, soit dans le milieu où
on a été élevé, ils refusent dadmettre la malchance comme circonstance
atténuante dans certains cas qui en Angleterre néveilleraient que de la sympathie
ou de la pitié. Tout espèce de guignon, ou même le fait davoir été victime
dautrui, est considéré comme une faute contre la société, attendu que ces choses
mettent mal à leur aise les personnes qui en entendent parler. Ainsi donc, le fait le
perdre sa fortune, ou de perdre un ami très cher qui vous rendait de grands services, est
puni presque aussi sévèrement quun délit physique.
A vrai dire, si différentes que soient ces idées des nôtres, on trouve des traces
dopinions analogues même dans lAngleterre du XIXe siècle. Si quelquun
a un abcès, le médecin dit quil contient des humeurs
" viciées ", et les gens disent quils ont du
" mal " à un doigt ou une " mauvaise " jambe, ou
bien quils se sentent " mal " partout, alors quils veulent
simplement dire quils sont malades. Chez les nations étrangères on peut encore
plus clairement relever des opinions érewhoniennes. Par exemple, les Mahométans,
aujourdhui encore mettent leurs femmes en prison dans des hôpitaux, et les Maoris
de la Nouvelle-Zélande punissent nimporte quelle infortune en pénétrant de force
chez celui qui en a été victime et en cassant et brûlant tout ce quil possède.
Les Italiens aussi expriment par le même mot lidée de honte et celle
dinfortune. Un jour jai entendu une dame italienne parler dun jeune ami
quelle avait, comme dun être doué de toutes les vertus
imaginables : "Ma ", sécria-t-elle, " povero
disgraziato, ha ammazzato suo zio. " (" Linfortuné jeune homme,
il a tué son oncle. ")
Comme, au cours dune conversation, je citais ce mot (entendu pendant un voyage que
javais fait, étant enfant, avec mon père, en Italie), celui à qui je le
rapportais nen parut pas surpris. Il me raconta quil avait été promené en
voiture, dans une certaine ville, trois ou quatre ans de suite, par un jeune cocher
sicilien, de manières et daspect très engageants, mais qui disparut un beau jour.
Comme il demandait ce quil était devenu, on lui répondit quil était en
prison pour avoir tenté de tuer son père à coups de fusil, heureusement sans y
réussir. Quelques années plus tard lami qui me racontait cela fut accosté avec
effusion par son aimable cocher dautrefois : " A, caro
signore ", sécria-t-il, " sono cinque anni che non lo
vedo : tre anni di militare e due anni di disgrazia, etc... "
(" Mon cher Monsieur, voilà cinq ans que je ne vous ai vu : trois ans de
service militaire et deux ans de malchance "), - dont les deux derniers avaient
été passés en prison. Il ne montrait absolument aucune trace de sens moral. Il
sentendait très bien avec son père à présent, et cet état de choses durerait
probablement, à moins que lun des deux neût encore une fois la malchance de
faire à lautre une injure mortelle.
Dans le chapitre suivant je donnerai quelques exemples de la façon dont ce que nous
appellerions infortune, malheur, ou maladie sont traités par les Erewhoniens. Mais pour
linstant je reviens à leur façon de traiter des cas qui chez nous seraient des
crimes. Comme je lai déjà dit ces cas, qui ne tombent pas sous le coup de la loi,
sont pourtant considérés comme dignes de correction. En conséquence il y a une classe
dhommes instruits dans la science de lâme, et quon appelle
redresseurs ; car cest la traduction la plus exacte que je puisse trouver
dun mot qui littéralement signifie " quelquun qui redresse les
tordus ". Ces hommes exercent leur profession à peu près comme les médecins
chez nous, et reçoivent, avec la plus grande discrétion, des honoraires pour chaque
visite ; ils sont consultés avec la même franchise et obéis avec la même
docilité que nos propres médecins, cest-à-dire, en somme, assez bien
obéis ; parce que les gens savent même sil leur faut se soumettre à
un traitement très douloureux quil est dans leur intérêt de guérir le
plus tôt possible, et quils nauront pas à redouter le mépris du monde,
comme ce serait le cas sils étaient malades physiquement.
Quand je dis quils ne sont pas exposés au mépris, cela ne veut pas dire quun
Erewhonien qui a, par exemple, commis une fraude, nait pas à craindre quelque ennui
au point de vue de ses relations sociales. Ses amis le lâcheront parce quil sera
dun commerce moins agréable, exactement de la même façon que nous évitons de
choisir nos compagnons parmi les gens qui sont mal vêtus ou mal portants. Il ny a
personne ayant le respect de soi-même qui voudra se mettre sur un pied dégalité
en matière daffection avec ceux qui sont moins fortunés que lui en fait de
naissance, de santé, dargent, de beauté, de talent, ou de quoi que ce soit
dautre. Et véritablement il est non seulement naturel, mais il est désirable pour
toute société, humaine ou animale, que les heureux aient de laversion et même du
dégoût pour les malheureux ou tout au moins pour ceux dont on a découvert quils
ont été victimes de lune des infortunes les plus graves et les moins courantes.
Par conséquent, le fait que les Erewhoniens nattachent aux crimes aucune de ces
idées de culpabilité quils attachent aux maladies, nempêche pas les plus
égoïstes dentre eux de négliger un ami qui a, par exemple, escroqué une banque,
jusquà ce quil soit complètement guéri. Mais ce fait les empêche
davoir même la pensée de traiter les criminels sur ce ton méprisant qui semble
dire : " Moi, à votre place, je serais un homme meilleur que
vous ", ton quils considèrent comme tout naturel lorsquil
sagit dun mal physique. Aussi, tandis quils cachent leurs maladies par
tous les moyens que lhypocrisie et la ruse peuvent inventer, ils sont dune
franchise complète en ce qui concerne les affections morales les plus graves,
lorsquils en sont atteints ; ce qui, il faut leur rendre cette justice, ne leur
arrive pas fréquemment. Ainsi, il y en a qui sont pour ainsi dire des malades moraux
imaginaires, qui se rendent infiniment ridicules par leurs craintes perpétuelles
dêtre très malhonnêtes, alors quen réalité ils sont dassez braves
gens. Mais ce sont des exceptions ; et en général ils usent, à légard de
leur santé morale, de la même franchise et de la même réserve dont nous usons, selon
les cas, à légard de notre santé physique.
Pour les mêmes raisons, toutes les formules de salutation qui nous sont familières
telles que : " Comment allez-vous ? " et les autres du même
genre, sont considérées chez eux comme des marques dune très mauvaise éducation,
et les classes les plus polies ne tolèrent même pas quon fasse à quelquun
le compliment banal de lui dire quil a bonne mine. Ils sabordent en
disant : " Jespère que vous êtes bon ce matin ", ou
bien : " Jespère que vous êtes remis de lhumeur hargneuse que
vous aviez la dernière fois que je vous ai vu ". Et si celui quon salue
en ces termes na pas été bon, ou sil est encore mal luné, il le déclare
aussitôt, et il en est plaint en conséquence. Bien mieux, les redresseurs ont même
donné des noms tirés du langage hypothétique (tel quon lenseigne dans les
Collèges de Déraison) à toutes les formes connues dindispositions morales, et les
ont classifiées daprès un système de leur invention qui, bien que je naie
pas pu le comprendre, semblait rendre des services dans la pratique. Car ils peuvent vous
dire ce que vous avez dès quils ont entendu lexposé de votre cas, et vous
voyez bien tout de suite, en les entendant se servir avec aisance de mots si longs,
quils comprennent parfaitement ce que vous avez.
Le lecteur croira sans peine que très souvent les lois sur la maladie étaient tournées
grâce à des fictions admises dont personne nétait dupe, mais auxquelles il
fallait, sous peine de passer pour un malotru, feindre dajouter foi. Ainsi, un jour
ou deux après mon arrivée chez les Nosnibor, une de mes nombreuse visiteuses me pria
dexcuser son mari qui navait pu que menvoyer sa carte : en
traversant la place du marché ce matin même, il avait volé une paire de chaussettes. On
mavait déjà recommandé de ne paraître jamais surpris. Je me contentai donc
dexprimer mes regrets ; et jajoutai que moi-même qui étais dans la
capitale depuis si peu de temps, javais bien failli voler une brosse à habits et
que, malgré que jeusse résisté à la tentation jusquà présent,
javais bien peur, si je voyais quelque objet intéressant qui ne fut ni trop chaud
ni trop lourd, dêtre obligé de me confier aux soins du redresseur.
Madame Nosnibor, qui avait prêté loreille à tout ce que javais dit, me
félicita lorsque cette dame fut sortie. Elle maffirma quon ne pouvait
souhaiter rien de plus poli selon le protocole érewhonien. Puis elle mapprit
quavoir volé une paire de chaussettes, ou, pour parler plus familièrement,
" avoir les chaussettes ", était une formule convenue pour dire que
la personne dont on parlait était légèrement indisposée.
En dépit de tout cela ils savent très bien apprécier le bonheur quon éprouve à
être comme ils disent, " bien ". Ils admirent la santé morale et
laiment chez les autres, et se donnent, sans négliger pour cela leurs autres
devoirs, toutes les peines du monde pour se la procurer. Ils ont la plus grande
répugnance à se marier dans les familles quils considèrent comme malsaines. Ils
envoient immédiatement chercher le redresseur chaque fois quils ont commis quelque
action véritablement honteuse ; et souvent même dès quils croient
quils sont sur le point den commettre une. Et, bien que les ordonnances du
redresseur soient quelquefois extrêmement pénibles, impliquant une réclusion complète
de plusieurs semaines, et dans certains cas les tourments physiques les plus cruels, je
nai jamais entendu dire quun Erewhonien raisonnable ait refusé de faire ce
que son redresseur lui disait, pas plus quun Anglais sensé ne refuserait de subir
même la plus terrible opération si son médecin lui disait quelle est nécessaire.Samuel Butler Erewhon ou
De lautre côté des montagnes
Paris : NRF, 1920 1re édition en 1872 P. 63/67 Chapitre dixième Opinions
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