De
l'organisation de la vie
" Eh bien, dis-je, ces
" dispositions " dont vous avez parlé et qui remplacent le
gouvernement, pourriez-vous me les décrire ?
- Voisin, dit-il, bien que nous ayons bien simplifié notre vie par rapport à ce
quelle était autrefois, et que nous nous soyons débarrassés de beaucoup de ces
conventions et de ces besoins factices qui avaient donné à nos ancêtres de si grands
soucis, notre vie cependant demeure trop complexe pour que je puisse vous exposer en
détail et verbalement comment nous lavons organisée ; tout cela, il vous
faudra le découvrir vous-même en vivant parmi nous. Il mest plus facile en
réalité de vous dire ce que nous nous abstenons de faire, que ce que nous faisons
positivement.
- Eh bien, donc ? dis-je
- Voici ce que lon peut en dire, répondit-il. Voilà cent cinquante ans au bas mot
que la vie est plus ou moins pour nous ce quelle est aujourdhui ;
quune tradition ou quun mode de vie se sont imposés à nos habitudes ;
et ce mode de vie est devenu pour nous lhabitude dagir, en définitive, pour
le mieux. Il nous est facile de vivre sans nous voler les uns les autres. Il nous serait
possible de nous battre et de nous voler, mais cela nous donnerait plus de mal que de nous
en abstenir. Cest là, en raccourci, la base de notre vie et de notre bonheur.
- Tandis quautrefois, dis-je, on avait beaucoup de mal à vivre sans se battre ni
voler. Cest là ce que vous voulez dire, nest-ce pas, en me montrant le côté
négatif de vos avantages ?
- Oui, dit-il. Cétait si difficile que ceux-là qui se comportaient habituellement
en hommes justes envers leurs voisins étaient portés aux nues comme saints et comme
héros, - et quon les regardait avec la plus grande vénération.
- De leur vivant ? dis-je.
- Non, dit-il ; après leur mort.
- Mais à présent, repris-je, vous nallez pas me dire que personne ne transgresse
cette règle de bon voisinage ?
- Evidemment non, dit Hammond, mais lorsque ces transgressions se produisent, tout le
monde, y compris le transgresseur, les reconnaît pour ce quelles sont :
lerreur dun ami, non pas lhabituelle façon dagir dun être
réduit à devenir lennemi de la société.
- Je comprends, répondis-je, vous voulez dire que vous navez pas chez vous de classe
criminelle ?
- Comment en aurions-nous ? dit-il. Attendu que nous navons pas de classe riche
pour faire naître, par linjustice de lEtat, des ennemis de lEtat.
- Javais cru comprendre, dis-je, daprès quelque chose que vous avez
mentionné il ny a pas longtemps, que vous aviez aboli la législation civile ?
Est-ce littéralement exact.
- Elle sest abolie delle-même, mon ami, dit-il. Comme je vous lai
déjà dit, on maintenait les tribunaux civils pour défendre la propriété
privée ; car personne na jamais prétendu quon pût, par la force
brutale, obliger les gens à pratiquer entre eux la justice. Or donc, la propriété
privée abolie, toutes les lois et tous les faits qualifiés de crimes et délits
quelle avait inventés disparurent tout naturellement. Il fallut dès lors traduire
le commandement : " Tu ne voleras point ", par
celui-ci : " Tu travailleras pour mener une vie heureuse ".
Est-il besoin de la violence pour faire respecter ce commandement ?
- Eh bien donc, dis-je, cest chose entendue, et dont je conviens. Mais que dire des
actes de violence ? Leur existence (et vous admettrez quil en existe) ne
nécessitera-t-elle pas une législation criminelle ?
- Au sens que vous donnez à ce terme, dit-il, nous navons pas non plus de
législation criminelle. Considérons de plus près le problème, et voyons doù
proviennent les actes de violence. Parmi ceux-ci, les plus nombreux de beaucoup étaient
jadis leffet des lois sur la propriété privée, qui ne permettaient quà
quelques privilégiés la satisfaction de leurs désirs naturels et de la
coercition évidente et généralisée qui résultait de ces lois. Toutes ces causes de
violences-là ont disparu. Et de plus, un grand nombre dactes de violence
provenaient de la perversion artificielle des passions sexuelles, laquelle engendrait une
jalousie dévorante et dautres misères du même ordre. Or, si vous les examinez de
près, vous découvrirez que ce quil y avait à leur origine, cétait
principalement lidée (quavait inventée la loi) que la femme était la
propriété de lhomme, que ce fût le mari, le père, le frère ou nimporte
qui. Cette idée-là a disparu, naturellement, en même temps que la propriété
individuelle, ainsi que certaines sottises touchant le " déshonneur "
des femmes qui avaient obéi à leurs instincts naturels en dehors des voies légalement
admises, - lequel nétait, bien entendu, quune convention découlant des lois
sur la propriété privée.
Une autre cause analogue des actes de violence était la tyrannie quexerçait la
famille et qui fournit, dans le passé, le sujet de tant de contes et de romans, -
conséquence, elle aussi, de la propriété privée. Bien entendu, tout cela a disparu, la
famille nétant plus aujourdhui maintenue par la contrainte légale ou
sociale, mais par la sympathie et laffection mutuelle de ses membres, dont chacun
reste libre daller et venir à sa guise. De plus, notre standard de lhonneur
et de la considération a bien changé ; le succès qui consiste à rouler son
prochain a cessé douvrir le chemin de la gloire, pour toujours, espérons-le.
Chacun a la liberté dexercer au maximum son talent particulier, et tout le monde
ly encourage. Nous avons ainsi éliminé le visage renfrogné de lenvie, que
les poètes, non sans raison assurément, ne séparent point de la haine ;
cétait à lorigine de bien des malheurs et de bien des ressentiments,
lesquels chez des êtres passionnés, - cest-à-dire de tempérament énergique et
actif, - aboutissaient souvent à des violences. "
Je répondis en riant :
" Si bien que vous revenez à présent sur votre précédente concession et vous
dites que la violence nexiste plus parmi vous ?
Non, dit-il, je ne reviens sur rien du tout ; comme je vous lai dit, ces choses
arrivent parfois. La chaleur du sang a ses égarements. Il se peut quun homme en
frappe un autre, que celui-ci riposte et que, le pire arrivant, un homicide en résulte.
Et puis ? Faut-il que nous, ses semblables, nous aggravions le mal ? Aurons-nous
donc assez médiocre opinion les uns des autres pour croire que le mort crie vengeance,
alors que nous savons fort bien que sil navait été que blessé il aurait,
lorsque le sang-froid lui serait revenu, et avec lui la faculté de peser toutes les
circonstances, pardonné à lauteur de sa blessure ? Ou bien encore, est-ce que
la mort du meurtrier ramènera à la vie sa victime et guérira la douleur de ceux qui
lont perdu ?
- Certes, dis-je, mais voyons ! la protection de la société nexige-t-elle pas
quelque châtiment ?
- Bravo ! Voisin, dit le vieillard avec quelque chaleur. Cette fois vous avez fait
mouche ! Ce châtiment dont on discourait si judicieusement et quon appliquait
de façon aussi stupide, quétait-ce donc, sinon lexpression de la peur ?
Et les gens avaient des raisons davoir peur, puisquils, -cest-à-dire
les maîtres de la société, - étaient dans la situation dune bande armée, au
sein dun pays ennemi. Mais nous, qui vivons parmi des amis, nous navons nulle
raison de craindre, ni de châtier. Si, par crainte dun homicide exceptionnel et
fortuit, dun geste brutal fortuit, nous allions solennellement et légalement
commettre un homicide et un acte de violence, nous ne serions assurément quune
société dêtre lâches et féroces. Nest-ce pas votre avis, Voisin ?
- Certes, quand jenvisage la chose sous cet aspect, dis-je.
- Toutefois, comprenez bien, dit le vieillard, que lorsquun acte de violence
quelconque a été commis, nous attendons du transgresseur quil fasse réparation
dans toute la mesure de ses moyens ; et il sy attend lui aussi. Mais là
encore, demandez-vous si le fait de supprimer un homme qui céda à un moment de colère
ou de folie, ou de lui porter un grave préjudice, constitue un dédommagement pour la
communauté. Ce ne peut être, assurément, quune aggravation du mal. "
Je dis :
" Mais supposez que cet homme soit un habitué de la violence, - quil tue
quelquun une fois par an, par exemple...
- Il nen existe pas dexemple, dit-il. Dans une société où lon
néprouve pas le besoin déchapper à un châtiment, ni de lemporter sur
la loi, le remords suivra inéluctablement la faute.William Morris, Nouvelles
de nulle part
1re édition en 1890 Paris : Aubier-Montaigne, 1957 Traduction, introduction et
notes par V. Dupont Chapitre XII De lorganisation de la vie |