Cétait, dès maintenant, une
leçon de choses, une expérience décisive, qui peu à peu allait convaincre tout le
monde. Comment nier la force de cette association du capital, du travail et de
lintelligence, lorsque les bénéfices devenaient plus considérables dannée
en année et que les ouvriers de la Crècherie gagnaient déjà le double de leurs
camarades des autres usines ? Comment ne pas reconnaître que le travail de huit
heures, de six heures, de trois heures, le travail devenu attrayant, par la diversité
même des tâches, dans des ateliers clairs et joyeux, avec des machines que des enfants
auraient conduites, était le fondement même de la société future, lorsquon
voyait les misérables salariés dhier renaître, redevenir des hommes sains,
intelligents, allègres et doux, dans cet acheminement à la liberté, à la justice
totales ? Comment ne pas conclure à la nécessité de la coopération, qui
supprimerait les intermédiaires parasites, le commerce où tant de richesse et de force
se perdent, lorsque les Magasins-Généraux fonctionnaient sans heurt, décuplant le
bien-être des affamés dhier, les comblant de toutes les jouissances réservées
jusque-là aux seuls riches ? Comment ne pas croire aux prodiges de la solidarité
qui doit rendre la vie aisée, en faire une continuelle fête, pour tous les vivants,
lorsquon assistait aux réunions heureuses de la Maison-Commune, destinée à
devenir un jour le royal Palais du peuple, avec ses bibliothèques, ses musées, ses
salles de spectacle, ses jardins, ses jeux et ses divertissements ? Comment enfin ne
pas renouveler linstruction et léducation, ne plus les baser sur la paresse
de lhomme, mais sur son inextinguible besoin de savoir, et rendre létude
agréable, et laisser à chacun son énergie individuelle, et réunir dès lenfance
les deux sexes qui doivent vivre côte à côte, lorsque les Ecoles étaient là si
prospères, débarrassées du trop de livres, mêlant les leçons aux récréations, aux
premières notions des apprentissages professionnels, aidant chaque génération nouvelle
à se rapprocher de lidéale Cité, vers laquelle lhumanité est en marche
depuis tant de siècles ?
Aussi lexemple extraordinaire que la Crècherie donnait quotidiennement sous le
grand soleil, devenait-il contagieux. Il ne sagissait plus de théories, il
sagissait dun fait qui se passait là, aux yeux de tous, dune floraison
superbe, dont lépanouissement sélargissait sans arrêt. Et, naturellement,
lassociation gagnait de proche en proche les hommes et les terrains dalentour,
des ouvriers nouveaux se présentaient en foule, attirés par les bénéfices, par le
bien-être, des constructions nouvelles poussaient de partout, sajoutaient
continuellement aux premières bâties. En trois ans, la population de la Crècherie
doubla, et la progression saccélérait avec une incroyable rapidité. Cétait
la Cité rêvée, la Citée du travail réorganisé, rendu à sa noblesse, la Cité future
du bonheur enfin conquis, qui sortait naturellement de terre, autour de lusine
élargie elle-même, en train de devenir la métropole, le cur central, source de
vie, dispensateur et régulateur de lexistence sociale. Les ateliers, les grandes
halles de fabrication sagrandissaient, couvraient des hectares ; tandis que les
petites maisons, claires et gaies, au milieu des verdures de leurs jardins, se
multipliaient, à mesure que le personnel, le nombre des travailleurs, des employés de
toutes sortes, augmentait. Et, ce flot peu à peu débordant, les constructions nouvelles
savançait vers lAbîme, menaçait de le conquérir, de le submerger.
Dabord, il y avait eu de vastes espaces nus entre les deux usines, ces terrains
incultes que Jordan possédait en bas de la rampe des Monts Bleuses. Puis, aux quelques
maisons bâties près de la Crècherie, dautres maisons sétaient jointes,
toujours dautres, une ligne de maisons qui envahissait tout comme une marée
montante, qui nétait plus quà deux ou trois cents mètres de lAbîme.
Bientôt, quand le flot viendrait battre contre lui, ne le couvrirait-il pas, ne
lemporterait-il pas, pour le remplacer de sa triomphante floraison de santé et de
joie ? Et le vieux Beauclair lui aussi était menacé, car toute une pointe de la
Cité naissante marchait contre lui, près de balayer cette noire et puante bourgade
ouvrière, nid de douleur et de peste, où le salariat agonisait sous les plafonds
croulants.
Parfois, Luc, le bâtisseur, le fondateur de ville, la regardait croître, sa Cité
naissante, quil avait vue en rêve, le soir où il avait décidé son
uvre ; et elle se réalisait, et elle partait à la conquête du passé,
faisant sortir du sol le Beauclair de demain, lheureuse demeure dune humanité
heureuse. Tout Beauclair serait conquis, entre les deux promontoires des Monts Bleuses,
tout lestuaire des gorges de Brias se couvrirait de maisons claires, parmi des
verdures, jusquaux immenses champs fertiles de la Roumagne. Et, sil fallait
des années et des années encore, il lapercevait déjà de ses yeux de voyant,
cette Cité du bonheur quil avait voulue, et qui était en marche.Pendant ses longues heures de contemplation
heureuse, devant sa fille prospère, Luc souvent révisait le passé. Et il revoyait
doù il était parti, de la lecture si lointaine déjà dun petit livre bien
modeste, où était résumée la doctrine de Fourier. Il se rappelait la nuit
dinsomnie, pendant laquelle, tout fiévreux de sa mission encore obscure, le cerveau
et le cur préparés à recevoir la bonne semence, il sétait mis à lire,
pour trouver le sommeil. Et cétait alors que les coups de génie de Fourier, les
passions humaines remises en honneur, utilisées, acceptées comme les forces mêmes de la
vie, le travail tiré de son bagne, ennobli, rendu attrayant, devenu le nouveau code
social, la liberté et la justice peu à peu conquises par un acheminement pacifique,
grâce à lassociation du capital, du travail et de lintelligence, ces coups
de génie qui le frappaient en pleine surexcitation intellectuelle et morale,
lavaient brusquement illuminé, exalté, jeté dès le lendemain à laction.
Cétait à Fourier quil devait davoir osé, davoir tenté
lexpérience de la Crècherie.
La première Maison-Commune, avec
son Ecole, les premiers Ateliers si propres et si gais, avec leur division de travail, la
première Cité ouvrière, avec ses façades blanches riant parmi les verdures, étaient
nés de lidée fouriériste, ensommeillée comme la bonne graine dans les champs
dhiver, toujours prête à germer et à fleurir. La religion de lhumanité,
ainsi que le catholicisme, devait mettre peut-être des siècles à sétablir
solidement. Mais quelle évolution ensuite, quel élargissement continu, à mesure que
lamour poussait et que la Cité se fondait ! Fourier, évolutionniste, homme de
méthode et de pratique, en apportant lassociation entre le capital, le travail et
lintelligence, à titre dexpérience immédiate, aboutissait dabord à
lorganisation sociale des collectivistes, ensuite même au rêve libertaire des
anarchistes. Dans lassociation, le capital peu à peu se répartissait,
sanéantissait, le travail et lintelligence devenaient les seuls régulateurs,
les fondements du nouveau pacte.
Émile Zola, Travail
Paris, Fasquelle, 1901 P. 380/382 |