- " Une dernière fois,
soyez assez bon pour me répondre : où voulez-vous en venir ? "
En cet instant de silence, Lord Ewald crut sentir passer, brusquement, sur son front le
vent de lInfini.
" Ah ! sécria dune voie stridente Edison qui se leva les yeux
étincelants, puisque je me sens ainsi défié par lInconnu, soit ! Voici. Je
prétends réaliser pour vous, milord, ce que nul homme na jamais osé tenter pour
son semblable. Je vous dois la vie, encore une fois : cest bien le moins
que jessaie de vous la rendre.
" Votre joie, votre être, sont, dites-vous, les prisonniers dune
présence humaine ? de la lueur dun sourire, de léclat dun visage,
de la douceur dune voix ? Une vivante vous mène ainsi, avec son attrait, vers
la mort ?" Eh
bien ! puisque cette femme vous est si chère... JE VAIS LUI RAVIR SA PROPRE
PRESENCE.
" Je vais vous démontrer,
mathématiquement et à linstant même, comment, avec les formidables ressources
actuelles de la Science, - et ceci dune manière glaçante peut-être, mais
indubitable, - comment je puis, dis-je, me saisir de la grâce même de son geste, des
plénitudes de son corps, de la senteur de sa chair, du timbre de sa voix, du ployé de sa
taille, de la lumière de ses yeux, du reconnu de ses mouvements et de sa
démarche, de la personnalité de son regard, de ses traits, de son ombre sur le sol, de
son apparaître, du reflet de son Identité, enfin. Je serai le meurtrier de
sa sottise, lassassin de son animalité triomphante. Je vais, dabord,
réincarner toute cette extériorité, qui vous est si délicieusement mortelle, en une
Apparition dont la ressemblance et le charme HUMAINS dépasseront votre espoir et tous vos
rêves ! Ensuite, à la place de cette âme, qui vous rebute dans la vivante,
jinsufflerai une autre sorte dâme, moins consciente delle-même,
peut-être (- et encore, quen savons-nous ? et quimporte ! -), mais
suggestive dimpressions mille fois plus belles, plus nobles, plus élevées,
cest-à-dire revêtues de ce caractère déternité sans lequel tout
nest que comédie chez les vivants. Je reproduirai strictement, je dédoublerai
cette femme, à laide sublime de la Lumière ! Et, la projetant sur sa MATIERE
RADIANTE, jilluminerai de votre mélancolie lâme imaginaire de cette
créature nouvelle, capable détonner des anges. Je terrasserai
lIllusion ! Je lemprisonnerai. Je forcerai, dans cette vision,
lIdéal lui-même à se manifester, pour la première fois, à vos sens,
PALPABLE, AUDIBLE ET MATERIALISE. Jarrêterai, au plus profond de son vol, la
première heure de ce mirage enchanté que vous poursuivez en vain, dans vos
souvenirs ! Et, la fixant presque immortellement, entendez-vous ? dans la seule
et véritable forme où vous lavez entrevue, je tirerai la vivante à un second
exemplaire, et transfigurée selon vos vux ! Je doterai cette Ombre de tous
les chants de lAntonia du conteur Hoffmann, de toutes les mysticités
passionnées des Ligéias dEdgar Poe, de toutes les séductions ardentes de
la Venus du puissant musicien Wagner ! Enfin, pour vous racheter lêtre,
je prétends pouvoir et vous prouver davance, encore une fois, que
positivement je le puis faire sortir du limon de lactuelle Science Humaine un
Etre fait à notre image, et qui nous sera, par conséquent, CE QUE NOUS SOMMES A
DIEU. "
Et lélectricien, faisant serment, leva la main.
Auguste de Villiers
de LIsle-Adam, LÈve future
1886. Livre II, chapitre IV. (Gallimard, " Folio ", 1993, p. 123/125). |