Description
dIcarie : ville modèle
Déchire tes plans, mon pauvre Camille,
et cependant réjouis-toi, car je tenvoie, pour les remplacer, le plan dune ville-modèle,
que tu désirais depuis long-temps. Je regrette bien vivement de ne tavoir pas ici
pour te voir partager mon admiration et mon ravissement.
Imagine dabord, soit à Paris, soit à Londres, la plus magnifique récompense
promise pour le plan dune ville-modèle, un grand concours ouvert, et
un grand comité de peintres, de sculpteurs, de savants, de voyageurs, qui
réunissent les plans ou les descriptions de toutes les villes connues, qui recueillent
les opinions et les idées de la population entière et même des étrangers, qui
discutent tous les inconvénients et les avantages des villes existantes et des projets
présentés, et qui choisissent entre des milliers de plans-modèles le plan-modèle le
plus parfait. Tu concevras une ville plus belle que toutes celles qui lont
précédée ; tu pourras de suite avoir une première idée dIcara, surtout si
tu noublies pas que les citoyens sont égaux, que cest la république qui fait
tout, et que la règle, invariablement, et constamment suivie en tout, cest : dabord
le nécessaire, puis lutile, enfin lagréable.
Maintenant, par où commencer ? Voilà lembarrassant pour moi ! Allons, je
suivrai la règle dont je viens de te parler, et commencerai par le nécessaire et
lutile.
Je ne te parlerai pas des précautions prises pour la salubrité, pour la libre
circulation de lair, pour la conservation de sa pureté et même pour sa
purification. Dans lintérieur de la ville, point de cimetières, point de
manufactures insalubres, point dhôpitaux : tous ces établissements sont aux
extrémités, dans des places aérées, près dune eau courante ou à la campagne.
Jamais je ne pourrai tindiquer toutes les précautions imaginées pour la propreté
des rues. Que les trottoirs soient balayés et lavés tous les matins, et toujours
parfaitement propres, cest tout simple : mais les rues sont tellement pavées
ou construites que les eaux ny séjournent jamais, trouvant à chaque pas des
ouvertures pour séchapper dans des canaux souterrains.
(
)
La loi (tu vas peut-être commencer par rire, mais tu finiras par admirer), la loi a
décidé que le piéton serait en sûreté et quil ny aurait jamais
daccident ni du côté des voitures et des chevaux ou des autres animaux, ni
daucun autre côté quelconque. Réfléchis maintenant, et tu verras bientôt
quil ny a rien dimpossible à un gouvernement qui veut le bien.
Dabord, pour les chevaux fringants, ceux de selle, on nen permet pas dans
lintérieur de la ville, la promenade à cheval nétant soufferte quau
dehors et les écuries étant aux extrémités.
(
)
Tu comprends en outre que les conducteurs de voitures, étant tous des ouvriers de
la République et ne reçevant rien de personne, nont aucun intérêt à
sexposer à des accidents et sont au contraire intéressés à les éviter.
Tu comprends aussi que, toute la population étant dans les ateliers ou les maisons
jusquà trois heures, et les voitures de transport ne circulant quaux heures
où les omnibus ne courent pas et où les piétons sont peu nombreux, et les roues ne
pouvant jamais quitter leurs ornières, les accidents de la part des voitures et entre les
voitures doivent être presque impossibles.
(
)
Les piétons sont protégés même contre les intempéries de lair, car toutes les
rues sont garnies de trottoirs , et tous ces trottoirs sont couverts avec des vitres,
pour garantir de la pluie sans priver de la lumière, et avec des toiles mobiles pour
garantir de la chaleur. On trouve même quelque rues entièrement couvertes, surtout entre
les grands magasins de dépôt, et tous les passages pour traverser les rues sont
également couverts.
(
)
Je nai pas besoin de te dire que tous les monuments ou établissements utiles que
lon trouve ailleurs se trouvent à plus forte raison ici, les écoles, les hospices,
les temples, les hôtels consacrés aux magistratures publiques, tous les lieux
dassemblée populaire, même les arènes ; des cirques, des théâtres, des
musées de toute espèce, et tous les établissements que leur agrément a rendus presque
nécessaires.
Point dhôtels aristocratiques, comme point déquipages ;
mais point de prisons ni de maisons de mendicité. Point de palais royaux ou
ministériels ; mais les écoles, les hospices, les assemblées populaires sont
autant de palais, ou, si tu veux, tous les palais sont consacrés à lutilité
publique .
Je ne finirais pas, mon cher frère, si je voulais ténumérer tout ce quIcara
renferme dutile ; mais je ten ai dit assez, peut-être trop, quoique je
sois sur que ton amitié trouvera quelque plaisir dans tous ces détails, et jarrive
à lagréable, où tu trouveras encore la variété, constante
compagne de luniformité.
Voyons donc les formes extérieures des maisons, et des monuments.
Je tai déjà dit que toutes les maisons dune rue sont semblables, mais
que toutes les rues sont différentes, et représentent toutes les jolies maisons des pays
étrangers.
Ton il ne sera jamais blessé ici de la vue de ces masures, de ces cloaques
et de ces carrefours quon trouve ailleurs à côté des plus magnifiques
palais, ni de la vue de ces haillons quon rencontre à côté du luxe de
lAristocratie.
(
)
Nulle part tu ne verrais plus de peintures, plus de sculptures, plus de statues
quici dans les monuments, sur les places, dans les promenades et dans les
jardins publics ; car tandis quailleurs les uvres des beaux-arts sont
cachées dans les palais des rois et des riches, tandis quà Londres, les musées,
fermés les dimanches, ne sont jamais ouverts pour le Peuple qui ne peut quitter son
travail pour les visites pendant la semaine, toutes les curiosités nexistent ici
que pour le Peuple et ne sont placées que dans des lieux fréquentés par le Peuple.
Et comme cest la République qui fait tout créer par ses peintres et ses
sculpteurs, comme les artistes, nourris, vêtus, logés et meublés par la Communauté,
nont dautre mobile que lamour
De lart et de la gloire, et dautre guide que les inspirations du génie, tu
vas comprendre les conséquences.
Rien dinutile, et surtout rien de nuisible, mais tout dirigé vers un but
dutilité ! Rien en faveur du despotisme et de lAristocratie, du
fanatisme et de la superstition, mais tout en faveur du Peuple et de ses bienfaiteurs, de
la liberté et de ses martyrs, ou contre ses anciens tyrans et ses satellites.
Jamais ces nudités ou ces peintures voluptueuses qui, dans nos capitales, pour
plaire aux libertins puissants, et par la plus monstrueuse des contradictions, tandis
quon recommande sans cesse la décence et la chasteté, présentent publiquement au
Peuple des images que le mari voudrait cacher à sa femme et la mère à ses enfants.
Jamais non plus ces uvres de lignorance ou de lincapacité que la
misère vent à vil prix pour avoir du pain , et qui corrompent le goût général en
déshonorant les autres ; car ici rien nest admis par la République sans
examen ; et comme à Sparte où lon supprimait à leur naissance les enfants
infirmes ou difformes, ici lon plonge sans pitié dans les ténèbres du néant
toutes les productions indignes dêtre éclairées par les rayons du Dieu des arts.
Je marrête, mon cher Camille, quoique jeusse beaucoup à te dire sur les
rues-jardin, sur la rivière et les canaux, sur les quais et les ponts, et sur les
monuments qui ne sont que commencés ou projetés.
Mais que diras-tu, quand jajouterai que toutes les villes dIcarie , quoique
beaucoup moins grandes, sont sur le même plan, à lexception des grands
établissements nationaux !
Aussi je crois tentendre crier avec moi : Heureux Icariens ! Malheureux
Français !Étienne Cabet, Voyage et aventures de Lord William Carisdall en
Icarie, 1840, Chapitre VI, " Description dIcarie : ville
modèle ", pp. 41-48. |