Cartographie nautique et cartographie humaniste de l'océan Indien
XVIe et XVIIe siècles
Par Zoltán Biedermann
L'océan cartographié
Un guerrier maure brandissant son sabre, une ville fortifiée au bord de l’océan Indien, des palmeraies, une paire de chameaux, et, à l’emplacement de La Mecque, un étrange bâtiment noir à la pierre sacrée suspendue sous la voûte : voici l’image d’une Arabie se présentant encore discrètement au regard des Portugais, qui convoitent son commerce depuis les toutes premières années du XVIe siècle. Elle surgit d’une carte des pays riverains de l’océan Indien conservée dans l’extraordinaire Atlas Miller, daté de 1519. Promenons encore notre regard dans ce tableau et nous rencontrerons un chevalier au chapeau rouge galopant sur la corne de l’Afrique, des éléphants en Inde du Nord, des oiseaux, des villes aux formes oniriques et, dans le Nord, le paysage bleuâtre de montagnes lointaines. Examinons les contours de cette nouvelle Asie : nous notons des différences significatives avec les cartes médiévales, d’inspiration ptoléméenne ou arabe, qui ont précédé l’arrivée dans ces eaux de Vasco de Gama, en 1498. Mais dans quelle mesure avons-nous ici affaire à une carte nautique et quels sont les rapports dans cette image entre expérience, imagination et érudition ?
Commandité par Manuel Ier (1495-1521), roi du Portugal dit « le Fortuné » et proclamé « seigneur de la conquête, du commerce et de la navigation d’Éthiopie, Arabie, Perse et Inde » après le retour de Gama à Lisbonne, l’Atlas Miller témoigne de ce moment extraordinaire où l’Europe commence à observer l’Asie non plus seulement à travers ses propres livres et mappemondes, ni encore en se fondant sur les récits de quelques voyageurs isolés ou sur les échos des textes arabes, mais directement, depuis ces nouvelles plateformes d’observation que sont les navires portugais. On ne doit pas pour autant perdre de vue les hésitations d’une cartographie qui ne se modernisait que progressivement et qui restait attachée, sur plusieurs points, aux traditions d’époques plus anciennes. C’est même souvent de cette tension entre connaissances établies et observations nouvelles, entre cartographie des humanistes et cartes nautiques, mais aussi entre savoirs occidentaux et orientaux qu’émanent les aspects les plus intéressants de la cartographie du XVIe siècle.
Cartes nautiques modernes et sources du savoir
Il est dans certains cas très impressionnant de comparer une image plus ancienne de l’Asie, aux origines classiques et islamiques, avec celle, moderne, créée par cette nouvelle cartographie nautique qui conquiert le monde depuis une Europe occidentale en pleine expansion. C’est le cas notamment pour une fameuse mappemonde de Henricus Martellus Germanus, de 1489. Ici, une mer orientale aux contours d’apparence ptoléméenne (golfe Persique rectangulaire au nord-ouest, Inde amorphe et île de Taprobane surdimensionnée au centre, « queue de dragon » au sud-est) se voit assaillie à son entrée occidentale par une image d’une tout autre nature : le littoral de l’Afrique occidentale et méridionale suit déjà les données recueillies par les explorateurs portugais présentant en détail le passage entre l’Atlantique et l’océan Indien, exploré par Bartolomeu Dias en 1488.
Mais on tend peut-être trop facilement à voir dans la relation entre image « médiévale » et « moderne » un contraste toujours aussi profond. Prenons par exemple le planisphère portugais dit « de Cantino », fabriqué à Lisbonne en 1502 – sans doute l’une des cartes les plus importantes de l’époque des « grandes découvertes ». À première vue, c’est dans cette carte que l’océan Indien gagne pour la première fois des contours qui s’approchent nettement de ceux que nous considérons à présent comme corrects.
L’Afrique y est pleinement formée et, bien que le golfe Persique soit encore rectangulaire suivant la tradition ptoléméenne, le subcontinent indien émerge finalement comme un grand triangle permettant une distinction claire entre la mer d’Arabie d’une part et le golfe du Bengale de l’autre. Vers l’Est, c’est encore la marque du géographe alexandrin qui domine – comme d’ailleurs dans la carte de Nicolò de Caverio. Quels sont les rapports dans cette image entre expérience, imagination et érudition ? Pourtant, les Portugais furent rapides à corriger le dessin de cette zone dans d’autres cartes nautiques. Dès la conquête de Malacca, dans le détroit du même nom, en 1511, la péninsule de Malaisie prend forme. Ce n’est donc pas par ignorance que les auteurs de l’Atlas Miller (1519) dessinent encore cette région avec une « queue de dragon », mais par choix délibéré d’un compromis entre la nouvelle cartographie portugaise et la cartographie humaniste fondée sur la lecture des textes anciens. Dans les années 1520, la nouvelle image du Sud-Est asiatique s’impose à travers la cartographie portugaise dans la péninsule ibérique et, graduellement, dans le reste de l’Europe. Puis la forme de l’Extrême-Orient est redessinée durant les années 1520 à 1550, offrant une base solide sur laquelle les cartographes des siècles suivants vont pouvoir développer de nouvelles théories.
Plusieurs remarques s’imposent cependant en ce qui concerne ces innovations, surtout dans la carte « de Cantino ». Premièrement, une question à laquelle il est difficile de répondre : si les Portugais ont été capables de produire une image si précise de l’Afrique orientale, du golfe d’Aden, de l’Inde et de l’île de Ceylan en 1502, comment ont-ils fait pour la compléter en si peu de temps après leur première expédition, de 1498 ? Ont-ils tout fait eux-mêmes, introduisant, comme le suggère la carte de Martellus, une pensée et une technique cartographiques nouvelles là où dominaient encore des idées très anciennes ? Ont-ils tout simplement copié des cartes orientales aujourd’hui perdues, mais qui devaient circuler à l’époque, selon l’hypothèse de l’historien des sciences Fuat Sezgin ?
Il est en effet plausible que les Portugais aient eu accès à des cartes ou à des textes nautiques par l’intermédiaire des pilotes africains et asiatiques qu’ils employèrent. Vasco de Gama admettait en 1498 avoir vu une carte locale couvrant le littoral indien, le cartographe Francisco Rodrigues, collaborateur d’Afonso de Albuquerque, se référait en 1513 à une carte javanaise d’excellente qualité, surtout pour l’Asie du Sud-est, et les textes pionniers de Tomé Pires (1515) et Duarte Barbosa (1516) décrivant la géographie commerciale des littoraux d’Asie contiennent des éléments qui évoquent une influence islamique, notamment des références systématiques aux communautés musulmanes vivant dans les ports. Cependant on constate aussi que, dans le « Cantino », ce sont précisément les zones encore intouchées par les Portugais en 1502 qui restent sur le modèle ptoléméen : la mer Rouge, le golfe Persique, le golfe de Bengale, l’Asie du Sud-est. Devrait-on en conclure que ces zones ne figuraient pas sur ces cartes que les Portugais auraient prétendument copiées ? Ou ne serait-il pas plus plausible de concevoir des mécanismes de transmission complexes, selon lesquels les Portugais se seraient servis de cartes orientales en conjugaison avec des observations directes pour créer des cartes d’un type nouveau ?
Deuxième remarque : malgré l’apparence d’un progrès cartographique rapide en Asie maritime après 1500, ce n’est que très graduellement que l’iconographie et d’autres éléments d’inspiration ptoléméenne ou médiévale (chrétienne et islamique) disparurent du panorama de la cartographie occidentale. Il est évident que les images couvrant si densément la carte de l’Atlas Miller sont d’origines diverses, parfois médiévales. Dom João de Castro, initiateur par excellence d’expéditions nautiques dans la mer d’Arabie et la mer Rouge (1539-1542), combine dans le prologue de son routier des observations empiriques très précises avec des discussions érudites d’auteurs anciens, surtout Ptolémée, cherchant à cimenter le nouveau savoir par de nombreuses petites opérations de contradiction et de synthèse plutôt que par une destruction intégrale, peu recommandée à son époque, des autorités classiques.
Il est vrai qu’au cours du XVIe siècle, l’œuvre de Ptolémée – ainsi que d’autres textes gréco-romains – se transformait peu à peu, de sources dignes de foi, en objet de curiosité et d’érudition pure, le retentissement des « découvertes » portugaises sur la culture occidentale opérant une mise à distance des autorités antiques. Mais il est important aussi d’observer en détail le processus de cette transformation progressive et souvent non-linéaire.