Minot Gormezano

Les séjours du corps

par Colette Garraud

 

L'expérience du dehors

Une fois choisis le lieu de l’action, le moment favorable du point de vue de la lumière, la distance qui déterminera l’échelle du corps dans le site, Gilbert Gormezano procède à tous les ajustements nécessaires, avant « l’entrée en scène » de Pierre Minot. Les actions ne sont jamais préméditées. Il ne s’agit ni d’une danse, ni d’une performance. Aucun vocabulaire gestuel n’est arrêté antérieurement à l’action. Il n’y a pas davantage intention d’orienter celle-ci vers une quelconque signification, mais plutôt de « désignifier ». L’organisation des séries, leurs enchaînements, leurs titres, leur charge métaphorique et symbolique, tout cela n’apparaît que dans l’après-coup. Il s’agit pour le corps de se dépouiller, en même temps que du vêtement, de toutes les attitudes apprises et d’expérimenter une situation de dépaysement violent. Les artistes évoquent une « volonté de sortir du psychologique », de « réduire l’écart avec la matière », « d’aller à l’animal, au végétal, au minéral », en somme, selon une formulation qu’ils empruntent à Winnicott « de régresser pour progresser ». La durée de l’action est variable, entre trois quarts d’heure et deux heures (les conditions climatiques sont évidemment déterminantes). Pierre Minot, concentré sur les sensations tactiles, explore le plus souvent le site en aveugle, les yeux clos. Alors que toutes les autres étapes du travail sont conduites en commun, il y a à ce moment séparation et complémentarité des deux artistes, l’un renonçant à la vue, l’autre à l’exploration sensible de l’espace. Ce sont les sensations qui imposent les enchaînements : le froid, le chaud, le confort ou l’inconfort, le plaisir ou le déplaisir. C’est la forme du site qui détermine la forme du geste, que l’acteur ne découvrira vraiment qu’après coup, sur la photographie, et les mouvements de contraction ou d’extension qui traversent l’œuvre entière, à la façon du battement du cœur ou d’une basse continue. Pour le triptyque de la Route du Chaos, par exemple, c’est la configuration du site qui impose au corps, étiré au-dessus du vide comme une passerelle entre les blocs cyclopéens, une extension tout à fait inhabituelle, ainsi que, pour des raisons d’équilibre, une certaine rapidité du mouvement. Il est d’ailleurs assez paradoxal que cette situation entraîne des postures plus « dansantes » qu’à l’ordinaire, telle l’arabesque du premier volet, qui, jointe aux taches irrégulières qui constellent le corps, rappellent lointainement le Nijinski de L’Après-midi d’un faune.
 
Ce que Minot tente de mettre en acte sous le regard de Gormezano, c’est l’aspiration fusionnelle qui traverse toutes les poétiques de la nature, prise, pour ainsi dire avec une naïveté délibérée, au pied de la lettre. « J’ai parfaitement appris à me distinguer de ce qui m’entoure : et me voilà isolé dans la beauté du monde », écrit Hölderlin, dont le désir serait de « ne faire qu’un avec toutes choses vivantes, retourner par un radieux oubli de soi dans le Tout de la Nature ». Notre séparation d’avec le monde et d’avec l’autre serait consommée, selon Freud, dès la petite enfance, avec la perte du « sentiment océanique ». Cependant, de ce sentiment dont l’adulte a fait le deuil, l’art témoigne encore, si l’on peut dire, « en creux ».
Minot et Gormezano, quant à eux, invoquent à propos de leur travail « l’expérience illusoire » d’indistinction entre le moi et le « non-moi » dont parle Winnicott, qu’il s’agit pour eux de retrouver, fût-ce fugitivement, dans un exercice de régression assumée. L’art étant ici cette « expérience intermédiaire » – rôle qu’ailleurs pourra jouer la religion – par laquelle « l’être humain tente de soulager la tension suscitée par la mise en relation de la réalité du dedans et de la réalité du dehors ». Dans nombre d’œuvres contemporaines privilégiant le rapport de l’homme à la nature (qui joue ici le rôle de « réalité du dehors »), se retrouve, comme nous avions déjà pu le noter, « l’expérience fondamentale d’une oscillation entre la rêverie fusionnelle et la conscience de la séparation », mais il est rare que cette expérience ait été aussi vigoureusement mise en scène.
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