Minot Gormezano

Les séjours du corps

par Colette Garraud

 

Le noir, le blanc

La question de la couleur ne se posait pas au temps d’Ansel Adams, et Minot et Gormezano font remarquer que, lorsqu’ils ont commencé leur travail commun, au début des années 1980, le noir et blanc était encore assez largement pratiqué. Mais les temps sont révolus où Cartier-Bresson invitait les photographes à renoncer à la couleur, à seule fin d’affirmer la spécificité de la photographie au regard de la peinture. Quant aux artistes utilisant le support photographique, ils jouent désormais souvent sur la couleur associée au grand format, « comme si l’on assistait là, dit Dominique Baqué, à un “devenir-peinture” de la photographie ». La persistance dans le recours au noir et blanc, en dehors de toute esthétique passéiste, ne peut donc qu’être très précisément motivée.
Tout d’abord, il ne s’agit pas d’enregistrer un événement de façon réaliste, mais d’inviter le spectateur au partage imaginaire d’une expérience dont il est a priori exclu. La photographie en noir et blanc enveloppe dans le continuum du jeu de valeurs des éléments discontinus dans la réalité. Elle procède par abstraction, occultant un caractère essentiel de l’objet pour en accentuer d’autres, en particulier tout ce qui relève de sa plasticité. Elle est donc plus à même que la photographie en couleurs de produire un équivalent, dans le registre visuel, à l’expérience fusionnelle avec l’environnement à laquelle se livre Pierre Minot dans le registre tactile, en instaurant effectivement, sous le regard, de multiples correspondances entre formes et textures du corps et du minéral, voire en orchestrant la disparition partielle du corps dans la matière inerte.
 
Le noir et blanc confère aux formes molles, lisses et gonflées entre des replis profonds ainsi qu’aux étranges diverticules bosselés de la pierre cet aspect charnel qui n’est pas sans rappeler les anciens dessins anatomiques, où, dans un mouvement inverse, le corps, musculeux à l’excès, semble vouloir gagner toujours en extension jusqu’à se faire paysage. Il permet encore, au moment du tirage, la découverte d’analogies – pas toujours perceptibles lors de la prise de vue, souligne Gilbert Gormezano – entre la brillance de la roche humide et celle d’un genou émergeant de l’eau laiteuse, le modelé d’une jambe et celui de la dépression de calcaire dans laquelle elle s’emboîte si exactement, entre le corps maculé et les auréoles de mousses d’un chaos. C’est encore le noir et blanc qui favorise une inquiétante confusion entre la tête du modèle et les pierres disposées à la base d’un cairn autour duquel gravite le corps (« Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même »), et confère aux rares apparitions du végétal, fougères et arbustes accrochés aux parois, ces reflets métalliques, argentés, qui les intègrent par une confusion voulue des règnes, à l’univers minéral.
Par ailleurs le noir et blanc souligne encore le lien étroit, mainte fois relevé, entre sculpture et photographie. La vision sculpturale des corps s’est imposée dans la culture occidentale, à partir de modèles antiques, en relation avec la blancheur de la pierre. On relèvera, dans l’œuvre qui nous occupe, la constance d’un « effet statuaire » parfois renforcé par le recours au maquillage corporel blanc, semblable à celui d’un danseur de Butô, et destiné à accrocher la lumière.
L’art contemporain a vu se multiplier les exemples de « sculptures pour la photographie », soustraites à la vision directe parce qu’éphémères, lointaines ou, beaucoup plus significativement, conçues pour le seul point de vue qui leur permet de prendre sens. Ce type de sculptures, que François Soulages nomme « préphotographique », existe bien dans certaines des œuvres de Minot et Gormezano : modelage d’une forme serpentine postée à l’entrée d’une grotte ou de volutes baroques rayonnant autour du corps gisant, élévation d’un cairn, déplacements de pierres diversement agencées, niches construites autour du corps, objets éphémères de neige, structures métalliques gainées de romarin, coque de papier de soie et baguettes de hêtre. Mais c’est beaucoup plus l’ensemble de ce qui est porté au regard, corps et paysage confondus, qui se pétrifie dans une vision sculpturale accusée par le noir et blanc.
Enfin, le noir et blanc témoigne, sans doute plus évidemment que la photographie en couleurs, de l’épiphanie lumineuse qui est au cœur même du dispositif photographique. « De tous les arts profanes, la photographie est, du fait de son rapport à la lumière et à la transfiguration, celui dont l’imaginaire se tient au plus près d’un art sacré », note Serge Tisseron, qui ajoute : « Par la lumière s’opère la jointure entre le ciel et la terre. Et le photographe qui sait canaliser les pouvoirs de la lumière entretient une relation privilégiée avec l’imaginaire de la “révélation”. » De telles remarques prennent une résonance particulière dès lors qu’on les applique au travail d’artistes qui considèrent que « toute technique implique une métaphysique », qui situent leur œuvre dans une perspective spiritualiste affirmée et pour qui la lumière est à la fois un outil dans l’élaboration des images et une thématique privilégiée dans le mouvement ascensionnel qui caractérise toute l’œuvre et donne son titre à l’exposition.

Entre l’expérience sur le lieu de la prise de vue, et le travail qui se poursuit après coup, à partir d’images quelquefois inattendues même pour le photographe, un écart important se creuse. La photographie, pour Minot et Gormezano, n’a jamais, on l’a vu, la fonction de trace, mimétique et informative, d’une action révolue. L’organisation, dans l’après-coup, des séries thématiques qui entrelacent le plus souvent les lieux et les moments, est déterminante dans l’émergence du sens. La construction d’un triptyque, par exemple, peut prendre la forme, consacrée par la tradition religieuse, d’une articulation signifiante qui privilégie l’image centrale par rapport aux deux images latérales, de nature différente du point de vue du lieu, de l’échelle, de la présence, ou de l’absence du corps. S’il s’agit au contraire d’une séquence de trois images, le déroulement temporel suggéré par le triptyque ne reflète pas nécessairement ce qui s’est passé sur le site. « Conclure » sur une image qui montre le corps renversé tête en bas, au pied d’une falaise, comme dans le premier triptyque de Limons, ou sur une posture d’émergence et d’élévation n’a évidemment pas la même portée.
On notera encore que les artistes évitent de recourir au flou, procédé désormais banal pour traduire le mouvement. Sans doute, entre autres raisons, parce que les effets de « contamination » entre la matière et le corps perdraient de leur force suggestive si les contours du corps étaient noyés comme par artifice. Il y a seulement deux exceptions à cette règle. Dans les photographies prises au cimetière du Père-Lachaise (La répétition est impossible), le flou vient souligner la mobilité d’un corps vivant parmi les tombes. Dans le triptyque Antres I où le contraste lumineux de la gorge appelait une pose longue, alors que l’action était rapide, le flou donne à la figure une allure d’apparition furtive.
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