Minot Gormezano

Les séjours du corps

par Colette Garraud

 

La mesure du ciel

C’est avec une simplicité qui ne doit pas faire oublier l’extrême nouveauté du propos que Pétrarque écrivait, dans L’Ascension du mont Ventoux, l’une des premières célébrations de la montagne de l’Occident chrétien : « Au début, surpris par cet air étrangement léger et par le spectacle grandiose, je suis resté frappé de stupeur. » Stupeur à laquelle font aujourd’hui écho les propos d’Henri Maldiney sur le mont Cervin : « Son apparaître est incomparable à tout autre. Il est ce qui dans l’apparaître est insigne et n’a de signe que lui-même, sans autre référence que son avènement. » La montagne seule dispense « l’étonnement pour toujours ». Elle sera pour Minot et Gormezano à la fois le lieu d’une expérience physique extrême et la métaphore de ce « psychisme ascensionnel » dont parle Bachelard à propos de Nietzsche, exact contraire de l’enfouissement dans la matière que mettait en scène Le Rêve d’Icare.
Dans Le Seuil et les Quatre Portes de 1986, la montagne apparaît seule sur l’un des volets des diptyques que traversent les traînées de nuages. Elle est l’immensité, par opposition à la vue proche, le lieu sauvage faisant pendant à l’espace investi où se meut le corps, qui se tourne vers les quatre points cardinaux, comme si l’homme rêvait le paysage qui se déploie devant lui. C’est face à elle que le visage, qui surgit par deux fois, une fois masqué, une fois nu, se découvre enfin.
 
La série Terres de Ciel qui se développe ensuite sur dix ans (1987-1997), est entièrement dédiée à la montagne, ainsi que d’autres séries chronologiquement parallèles, Chemins qui mènent nulle part, L’Eau, une partie des Métamorphoses. Les sites explorés sont les Alpes du Sud et l’Himalaya. Ou plutôt « les Himalayas », les artistes préférant user d’un pluriel qui traduit bien l’immensité et la diversité d’un territoire qu’ils ont parcouru jusqu’à six mille mètres d’altitude, éprouvant cette étrange légèreté du corps, qui ne sent plus la faim ni la fatigue, tandis que l’activité imaginaire semble s’intensifier. Les séries entrecroisent les paysages, comme toujours sans en préciser l’origine.
Si l’impression de solitude domine dans les vues prises sur les plages fréquentées de Normandie ou du Cotentin, la haute montagne semble paradoxalement un lieu privilégié de retrouvailles avec une présence humaine attestée par de nombreuses traces. Les Himalayas, « à la fois les plus hauts lieux de la terre et de la spiritualité », offrent des paysages investis par une culture dont les artistes ressentaient l’attirance bien avant leur premier voyage en commun aux Indes en 1986, à travers la découverte du bouddhisme et la pratique du yoga. Au fur et à mesure des étapes dans les monastères et des rencontres sur les chemins se confirme à leurs yeux ce rapport étroit, unique, entre la grandeur des lieux et la pensée de ceux qui y vivent.
 
Dans le second triptyque des Chemins qui mènent nulle part la partie centrale (photographie prise au Zanskar, alors que les images latérales ont été réalisées au Népal) montre sur un col élevé, à plus de cinq mille mètres, une sorte de porte sur laquelle chaque voyageur, lors d’un passage symbolique autant que physique, accroche un tissu porteur d’une parole du Bouddha. Le triptyque Terres de Ciel VI montre, au Ladakh, un champ ruiné de shorten (ou stupa des bouddhiste indiens), monuments évocateurs des lamas défunts et qui peuvent parfois abriter leurs cendres.
Dans les Alpes, les artistes s’attardent devant les « cornus » de la vallée des Merveilles, dans le Mercantour, incisions rupestres d’époque néolithique, dont les motifs, relevés avec un papier de riz, seront reproduits par des agencements de rochers auxquels vient se juxtaposer le corps, au premier plan d’un cirque alpestre devenu temple naturel. On se souviendra ici de l’intérêt pour le primitif et l’archaïque manifesté par les protagonistes du Land Art, anglais ou américains, chez qui les mystérieuses lignes des Indiens nazcas, les mégalithes de Stonehenge, les monuments aztèques ou celtiques, apparaissent comme autant d’objets médiateurs dans la relation de l’homme moderne avec la nature.
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