Iconographie des Nouveaux Mondes
XVe-XVIIe siècles
Par Surekha Davies (texte traduit de l’anglais par Laurent Bury)
L’illustration des explorations géographiques du XVIe siècle
C’est en Normandie, au XVIe siècle, que furent conçus les portulans les plus richement illustrés. Les cartographes normands mettaient souvent l’accent sur le résultat des expéditions françaises. Par exemple, sur l’atlas réalisé par Jean Rotz en 1542, on peut voir une procession à Sumatra, près d’une maison sur pilotis : celle-ci, avec son toit de chaume et ses murs tressés, est représentative des bâtiments d’une bonne partie du Sud-Est asiatique ; quant à la procession, elle représente des hommes tenant de longs sabres légèrement incurvés et, au centre, un cavalier escorté d’un serviteur à pied tenant une ombrelle, signe de son statut élevé, tandis qu’à l’avant de la procession, un personnage tient un gong de cuivre. Rotz s’est probablement inspiré de l’expédition menée par Jean et Raoul Parmentier, qui, partie de Dieppe, gagna l’Afrique du Sud, puis Sumatra en 1529, ayant à son bord un peintre ; celui-ci avait peut-être rapporté des dessins qui ont pu être consultés par les cartographes pour illustrer leur production.
Les illustrations des cartes normandes témoignent aussi des expéditions de Cartier à Terre-Neuve et au Canada. La carte du monde dédiée au dauphin (futur Henri II de France), dite « Harleian Map », montre le chef du Saguenay assis sur un trône en forme de coffre et tenant une lance en guise de sceptre. Si le recours à des souverains sur leur trône pour figurer des peuples remonte à une tradition cartographique médiévale, cette représentation normande de ce qui est aujourd’hui le Canada exploite aussi des informations fournies par les voyages de Cartier, encore inédits à l’époque : dans l’imagerie du Canada, les cartographes tirent ainsi parti à la fois des traditions existantes et des informations les plus récentes.
On a également grâce à ces cartes une image des relations entre les Européens et les peuples rencontrés dans les parties les plus reculées du monde, notamment lors de la conquête de l’empire inca par les conquistadors. Dans la Cosmographie universelle de Guillaume Le Testu, un Européen – peut-être Francisco Pizarro – s’apprête à décapiter un guerrier à demi nu, à ce qu’on peut supposer d’après la victime sans tête qui gît à proximité ; des compagnons du guerrier s’enfuient, d’autres défilent devant un personnage casqué qui brandit une épée. La ville la plus importante, « Pachacalmy », y est donnée pour « plus grande que Paris » – Pachacamac était le site d’un temple pré-inca qui subsista comme lieu de rituels et de sacrifices jusqu’à la conquête espagnole.
La représentation du Brésil : le cannibalisme
Les cartographes installés en Normandie s’attachèrent à représenter la région connue depuis peu sous le nom de Brésil : leurs cartes et atlas montrent souvent les relations entre les commerçants européens (sans doute normands) et la population indigène des Tupinamba. Les représentations les plus remarquables évoquent de paisibles échanges commerciaux entre Européens – des marins normands, sans doute – et Brésiliens. On voit des Tupinamba abattre des arbres avec des hachettes en métal et en ôter l’écorce à l’aide de sortes de coutelas. Les indigènes troquent le bois contre des objets qui ressemblent à des miroirs ou à des hachettes, ce qui laisse imaginer qu’ils tiennent leurs objets métalliques des commerçants. Ils transportent le bois jusqu’à la côte et aident les marchands à les charger à bord. Cette iconographie reflète l’expérience des commerçants normands et portugais qui partaient chercher au Brésil du bois de teinture.
Pour le Brésil, les représentations ethnographiques les plus détaillées sont celles d’un Dieppois d’origine écossaise, John Rotz, capitaine et fabricant de cartes marines, qui, en 1539, s’était rendu en Guinée et au Brésil. Dans son atlas, beaucoup d’éléments relatifs à cette dernière contrée semblent dessinés d’après nature, ou au moins d’après des croquis pris sur le vif de Tupinamba occupés à toutes sortes d’activités. En bas de la carte se succèdent des scènes de bataille entre groupes indiens et de danses cérémonielles ainsi qu’une vignette montrant un homme attaché à des pieux, sur le point d’être frappé à coups de gourdin. Au centre de la carte, une palissade entoure des hamacs au-dessous desquels sont allumés des feux.
Rotz inclut aussi quelques images d’une pratique peu plaisante : le cannibalisme. Au centre du bord droit de la carte, un personnage assis fait cuire une jambe humaine au barbecue et, à droite de la palissade, on aperçoit un corps démembré.
Il est vrai que les images, imprimées ou manuscrites, de cannibales cuisinant leurs victimes étaient très diffusées depuis le début du XVIe siècle : le cannibalisme sud-américain était même le sujet ethnographique le plus apprécié pour illustrer une carte. Sur l’Atlas Miller de 1519, un cartouche qui qualifie les Brésiliens de « sauvages et très brutaux » nous apprend qu’ils « se nourrissent de chair humaine ». Dans le coin nord-est, un petit feu semble indiquer la préparation d’un repas anthropophagique.
Une iconographie plus explicite apparaît dans la Cosmographie du cartographe normand Guillaume Le Testu (1555-1556), réalisée pour l’amiral Gaspard de Coligny, l’un des chefs de l’expédition visant à établir une colonie française au Brésil dans les années 1550. Sur l’atlas, cette partie du monde est dénommée « Partie des Caniballes », et une illustration montre en effet un cannibale découpant sa victime sur une table. Le texte nous apprend que ceux qui vivent près de l’équateur « sont nus, mengeans chair humaine et sont fort mauvais ». D’autres scènes de violence figurent, sur cet atlas, dans les régions inconnues de l’hémisphère sud. En « Terre Australe », on voit se battre deux guerriers. Ces quelques exemples montrent bien que, dans la tradition des portulans, les cartes normandes, portugaises et espagnoles projettent toute une série d’éclairages sur les mœurs et l’apparence des peuples lointains ainsi que sur leurs relations avec les explorateurs européens.
Beaucoup rendent compte d’observations récentes, de première main, qui n’ont pu se substituer entièrement aux traditions et sources antérieures, avec lesquelles elles coexistèrent jusqu’au XVIIe siècle.