Arthur

Les Mille et une nuits

par Annie Vernay-Nouri

L'illustration des Mille et une Nuits

 

voir le livre
Alors que le titre des Mille et une Nuits est associé dans l’imaginaire occidental  à de nombreuses images peintes, le recueil a suscité dans le monde arabo-islamique une tradition bien différente. Puisées dans des éditions occidentales ou dans des miniatures orientales venues d’autres œuvres, les illustrations de nos volumes contemporains contribuent à donner une idée totalement fausse de son iconographie. Si présente dans les traductions européennes, celle-ci est quasiment inexistante dans les manuscrits et dans les premières éditions arabes.

L'illustration dans le monde arabo-islamique

 

voir le livre

Cette disparité est due au statut différent qu’a rencontré cette œuvre mythique de part et d’autre. Traitant les Nuits avec mépris, Ibn al-Nadîm au Xe siècle critiquait leur style relativement simple par rapport aux grands prosateurs classiques médiévaux.  Occulté de la littérature officielle durant des siècles, le recueil de contes, qui circulait néanmoins sous forme manuscrite, n’apparaît au grand jour qu’au XIXe siècle avec les premières éditions imprimées. Le rejet du texte  par l’élite explique probablement son absence d’illustrations. La peinture dans le monde arabe resta en effet limitée à de très rares textes, parmi les plus brillants de la littérature classique et connut son apogée sous les Abbasides puis sous les Mamelouks aux XIIIe et XIVe siècles. Témoignages d’une littérature écrite dans une langue peu travaillée et parsemée de tournures dialectales, les Nuits ne correspondaient pas au goût des riches commanditaires et furent exclues du champ de l’ornementation. Cette absence persiste encore dans les premières éditions imprimées.

Copiés entre le XVIe et le XVIIIe siècle, plusieurs manuscrits font pourtant figure d’exception. Deux contes rattachés tardivement aux Nuits, Gala’ad et Shimas et Umar al-Nu’man y sont illustrés de façon grossière. Originaire d’Inde, le premier titre circulait de manière indépendante avant d’être ajouté au cycle des Nuits. Il comprend un conte cadre dans lequel s’insèrent 23 histoires. Le second est un long roman épique racontant l’histoire du roi ‘Umar ibn Nu’man et de ses fils. Il appartient à une tradition de romans de chevalerie arabe qui circulèrent de façon orale à partir des Mamelouks et ne sont pas sans rappeler les chansons de geste européennes.


De rares scènes tirées d'épisodes des Nuits peuvent aussi illustrer des traités d'astrologie ou les Livres de merveilles. C'est le cas de « Sindbad le marin et le vieil homme de la mer » ou de « La vallée des diamants »
 L’unique manuscrit illustré est copié en Iran au XIXe siècle. Le prince qajar Nâsir ad-Dîn (m. en 1896) y fait traduire le recueil de l’arabe au persan. Terminée en 1843, la traduction est publiée deux ans plus tard  en édition lithographique non illustrée. Elle est suivie de sept éditions illustrées et donne lieu à un magnifique manuscrit enluminé, dernier exemple de l’art traditionnel du livre. Le manuscrit, en six volumes, comprend 1134  pages d’illustrations et est réalisé par une équipe de quarante assistants autour du maître d’atelier.
Des éditions lithographiées en persan et en turc, également illustrées, lui sont contemporaines. L'image est dans l'un et l'autre cas, à l'imitation de l'iconographie occidentale.
Pour ce qui est des éditions en arabe, il faut attendre le milieu du XXe siècle pour qu'elles soient illustrées, généralement inspirées d'images occidentales.

L'illustration dans le monde occidental

 

Si la première édition de Galland reste sans illustration, celles qui la suivent, complètes ou partielles, en usent largement. Les Nuits ont fait naître des milliers d’images en Europe et il est difficile d’imaginer les contes sans les représentations de génies, d’objets magiques et les ambiances orientales qui leur sont attachées. Des dessins en noir et blanc souvent dus à des dessinateurs de renom ornent les éditions. Utilisant la gravure sur cuivre au XVIIIe siècle, les techniques se diversifient le siècle suivant : gravures sur bois de bout ou sur acier, lithographies, eaux-fortes. L’émergence de la couleur à la fin du XIXe siècle, entraine l’âge d’or de l’illustration fantastique.

Les Mille et une Nuits en noir et blanc : Galland et ses successeurs

 

C’est dans la contrefaçon hollandaise de la traduction de Galland parue à la Haye entre 1714 et 1730 qu’apparaissent les premières images.
Les frontispices sont illustrés et de petites vignettes ornent le texte. Comme le graveur ne connait pas bien le monde islamique médiéval, il dépeint les personnages en costumes et  décors européens.

Publié entre 1785 et 1795, Le cabinet des fées regroupe en quarante et un volumes des contes de Perrault à Rousseau dont huit consacrés aux Nuits. Cent dix figures y sont exécutées par le graveur Clément-Pierre Marillier (1740-1808). Shéhérazade n’y figure pas.
Peu représentée dans les premières éditions, la jeune femme apparait sous différents visages à partir du XIXe siècle. Destinées à un public populaire, des éditions  anglaises de 1814 et 1824 la montrent sous la menace d’un sabre brandi par un gigantesque génie. Dès 1840, elle devient désormais l’héroïne des frontispices. La fameuse édition de Bourdin en trois volumes illustrée de plus de mille gravures due aux graveurs les plus prestigieux de l’époque introduit pour la première fois Dinarzade, la petite sœur de Shéhérazade qui, par ses questions, relance chaque nuit le récit.


Les illustrateurs puisent souvent leurs images dans un Orient fantasmatique qui s’étend du monde arabe jusqu’à la Chine et l’Inde.  Les plus grands artistes de l’époque, comme Gustave Doré  en 1857 dans La semaine des enfants puis en 1865-1866 dans une édition complète donnent leurs propres interprétations. Les aventures de Sindbad s’y teintent de détails fantastiques.

En Angleterre, l’édition des frères Dalziel, ornée de huit cent quarante-deux gravures est la plus spectaculaire. Sous le dessin d’Arthur Boyd Houghton, l’atmosphère orientale prend des couleurs indiennes tandis que Shéhérazade se transforme en héroine victorienne, prête à défendre  la cause des femmes ou à se sacrifier.
Editées au XIXe siècle, les nouvelles traductions anglaises de Lane, Payne et Burton introduisent de nouvelles images. Exécutées selon les instructions de William Lane, les gravures sur bois de William Harvey  tranchent avec les illustrations passées, basées surtout sur l’imagination. Auteur d’un ouvrage sur les manières et coutumes des Egyptiens modernes, le traducteur voit dans les Nuits  une introduction à la connaissance du  monde arabe.

S’opposant aux traductions précédentes jugées trop prudes, la version de  Sir Richard Burton accentue terriblement la sexualité. La première édition sur souscription parait sans illustrations mais après sa mort, sort en 1897 une version illustrée. Alfred Lalauze (1838-1906) et Albert Letchford (1886-1905) se partagent les gravures. Le premier a produit vingt et une eaux fortes pour l’édition de Galland de 1881 qui sont régulièrement reprises. Le second, un jeune peintre orientaliste qui a voyagé en Egypte, partage le gout de Burton pour l’érotisme.

Cultivant  aussi le fantastique, ses soixante-dix toiles à l’huile sont reproduites par calotype.  
Parmi les nombreux artistes associés aux Nuits dans l’Angleterre de la fin du siècle, Aubrey Beardsley (1872-1898), s’oppose à l’air du temps avec ses deux scènes d’Ali-Baba. La taille et l’obésité presque monstrueuse du corps d’Ali-Baba sont soulignés par un trait noir épuré.

L'age d'or de l'illustration en couleurs

 

En 1875, Walter Crane est l’un des premiers à utiliser des lithographies colorées et à créer des images destinées spécifiquement aux enfants. Les albums d’Aladin et d’Ali-Baba se distinguent par leurs tracés bien délimités et leurs couleurs vives. Pour le conte d’Aladin qui se situe en Chine, il s’inspire fortement de l’art chinois et des estampes.

L’émergence de nouvelles techniques permettant d’imprimer en couleurs donne également un nouvel élan à l’illustration des Nuits. C’est l’époque où le livre illustré pour la jeunesse est en plein essor. En Angleterre, Arthur Rackam (1867-1939) ouvre la voie au  fantastique avec son « Sindbad le marin » et sert de modèle à de nombreux illustrateurs.
La publication de la nouvelle traduction de Mardrus à la fin du siècle renouvelle également le genre. Parue d’abord sans images, cette nouvelle version est éditée entre 1908 et 1911 par Fasquelle et est  illustrée  de  miniatures persanes, indiennes ou  turques tirées des collections de la BnF ou du Musée Guimet. Ces images qui n’ont rien à voir avec le recueil, contribuent à faire croire à l’existence d’une iconographie orientale propre aux Nuits.

C’est un Français, Edmund Dulac, (1882-1953) qui illustre en couleurs une traduction anglaise des Nuits. Au moment de la sortie du livre à Londres, ses dessins sont présentés dans une exposition séparée. Influencé par le travail de Rackam mais aussi par la peinture préraphaélite et l’art oriental, l’artiste mélange savamment les techniques de la miniature persane ou des estampes japonaises avec l’art déco contemporain. Contribuant largement au succès des Nuits, il exerce une grande influence sur ses successeurs.
La traduction de Mardrus  est l’objet d’une somptueuse édition chez Piazza, parue en douze volumes entre 1926 et 1932. Les enluminures des frontispices, s’inspirant des manuscrits persans, indiens et turcs sont confiés à l’artiste algérois Mohammed Racim (1896-1975) tandis que les miniatures illustrant les contes sont l’œuvre de Léon Carré (1878-1942), peintre français installé à Alger.
La version de Mardrus ouvre les portes  à un imaginaire débridé où se mêlent exotisme et érotisme. Plusieurs amis de Mardrus donnent leur version personnelle des contes. Picart Le Doux illustre sur la demande de l’écrivain l’Histoire de Douce-Amie en 1922.
Deux ans plus tard, François-Louis Schmied (1873-1943), donne une Histoire de la princesse Boudour teintée d'érotisme.

 

Enfin, après avoir publié le conte d’Hasan al-Basri en 1918, le peintre Kees Van Dongen, un des pionniers du fauvisme, sort en 1955 le texte complet en tirage limité,  illustré de quatre vingt aquarelles, gravées sur bois reflétant le Tout-Paris mondain des années 50.

Autres images
 

Marc Chagall "So I came forth of the sea" - Four tales from the Arabian nights

La peinture et les Nuits

 

En marge des éditions illustrées, les contes des Nuits ont parfois servi de source d’inspiration à un certain nombre d‘artistes. Au XIXe siècle, les œuvres s’inscrivent dans le cadre de la peinture orientaliste. Les tableaux évoquent plus un Orient de rêve que des contes bien précis. Ainsi, au Salon de 1824, est exposée une Shéhérazade peinte par Paul-Emile Destouches (1794-1874). La jeune femme ne déroge pas aux lois du genre de l’exotisme et de la sensualité. 
Au XXe siècle, plusieurs artistes s’inspirent directement des contes. A ses débuts d’artiste, Paul Klee livre en 1923 un « Sindbad le marin » à l’aquarelle. Marc Chagall réalise une série de lithographies en noir et blanc et en couleurs  illustrant quatre contes entre 1945 et 1948 tandis qu’Henri Matisse exécute en 1950 un grand collage intitulé « Les Mille et une nuits »

Confrontés à une tradition iconographique purement européenne, des plasticiens d’origine arabe se réapproprient le livre à la fin du vingtième siècle à leur manière. Bien éloignée de  la fantasmatique occidentale, la thématique est prétexte à l’expression personnelle de chaque artiste. Reprenant les arts traditionnels de l’écriture, des calligraphes d’origine irakienne comme Ghani Alani (né en 1937) ou Hasan Massoudy (né en 1944) s’affranchissent de la figuration. D’autres, tel Dhia Azzawi (né en 1939), renouent avec celle-ci mais l’expurgent de toute référence occidentale, préférant puiser dans le patrimoine préislamique.

L’artiste grave en 1986 une série limitée illustrant un choix personnel de contes dans leur traduction anglaise.

Plus originale est l’approche de Nja Mahdaoui (né en1937). A l’opposé de la calligraphie, son œuvre explore le signe abstrait, dénué de tout signifiant et il en orne en 1992 son édition du conte Ali ben Bakkar.

Totalement marginale dans sa production, une série de collages s’inspire des Nuits. Mêlés à des détails d’animaux ou d’objets, des photos de corps féminins dénudés créent un sentiment d’angoisse bien loin des images érotiques occidentales. L’artiste  renoue ainsi avec cette parole libre et dérangeante qui a traversé les siècles et les langues et que les censures, anciennes et contemporaines, ont voulu parfois étouffer.

sommaire
haut de page